Les rois de Shakespeare : des rôles sous contrôle ?

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Figures et figurations du pouvoir politique” dirigé par Sylvie Servoise.

La distance parfois amusée, parfois blasée, avec laquelle nous regardons les cérémonies officielles du pouvoir n’est-elle pas, paradoxalement, une forme d’aveuglement ? Un chef d’état est régulièrement amené à se donner en spectacle. Analyser les ressorts de cette « politique spectacle », ce serait se prémunir contre l’aliénation d’une théâtralité orchestrée avec machiavélisme. Mais n’est-ce pas aussi ignorer le rôle du public en l’enfermant, peut-être trop rapidement, dans le statut d’une victime passive ? Les accidents auxquels une cote de popularité est soumise doit nous rappeler que ce public exige souvent de son chef qu’il joue bien son rôle. Le public ne fixe-t-il pas alors des règles en adhérant ou en refusant d’adhérer à une représentation ? La ruse dont les rois des drames shakespeariens font preuve lorsqu’ils se mettent en scène signale sans doute que le souverain, à la fin de la Renaissance, devient une figure placée sous haute surveillance. Les anges que Richard II appelle à son secours contre son usurpateur de cousin ne se montrent pas et, dans son cas, le miracle politique n’a pas lieu. La légitimité ne vient plus d’en-haut lors des règnes suivants (Henry IV, Henry V). Elle se gagne désormais auprès des sujets du royaume grâce à des talents de comédien. Lorsque Shakespeare montre des souverains qui doivent sans cesse séduire leurs sujets, ne rend-t-il pas compte d’une faille dans un absolutisme du pouvoir plus fantasmé que réel ? Avec les guerres civiles de religion, le monarque devient une figure suspecte, une figure menacée par des ennemis de l’intérieur à l’affût de ses moindres manquements. Ainsi, le jeu d’acteur du roi a pour envers un public érigé (mais dans quelle mesure en prend-t-il conscience ?) en instance de contrôle. Il faut charmer, convaincre ou tromper la vigilance de cet œil. Peut-être alors faut-il voir ici l’ébauche d’une relation contractuelle entre un roi réduit à compter sur ses seuls talents et des sujets qui s’éveillent au sens critique.

Les illusions du pouvoir

« And nothing pleaseth but rare accidents. »[1]

(Et rien ne plaît jamais que l’extraordinaire.)

Chez le prince Harry, futur Henry V, ce sens du spectacle est la preuve accablante de sa dangerosité. Nous sommes d’ailleurs tentée de voir dans ce personnage le stéréotype de l’habile politique, digne héritier de Machiavel, qui joue aujourd’hui avec son image comme le roi orchestrait jadis chacune de ses apparitions officielles. Etre « un politique », ce serait pousser l’art du camouflage et de la fourberie à son comble. Etre lucide, ce serait en repérer les ficelles grossières, mais efficaces pourtant. L’animal politique trouverait donc sa vérité dans son inquiétante duplicité. En conséquence, la représentation du pouvoir serait nécessairement aliénante car destinée à anesthésier tout esprit critique chez une foule facile à manipuler.

Mais cette vision très inquiète du pouvoir doit sans doute nous inciter à la prudence. Le spectre du monstre froid et calculateur, capable de tout contrôler, relève peut-être davantage d’un imaginaire irrationnel que de la réalité. De fait, quand le prince Harry prétend duper les sujets par un spectacle extraordinaire, il reconnaît le pouvoir critique de ce public à qui il faut plaire. Le rapport de force, à première vue asymétrique, entre le prince manipulateur et un public de dupes s’équilibre finalement. Le spectre cauchemardesque du tyran cède la place à un prince qui accepte de se prêter à une comédie dictée par les goûts tyranniques du public.

Dans la seconde tétralogie des Histories, Shakespeare dramatise la chute du roi Richard II et la prise de pouvoir des Lancastre. Henry V est ce roi qui, dans la dernière pièce du cycle, parvient à se faire aimer de ses sujets quand Richard II, dans la première pièce, était si impopulaire. En apparence, le cycle accomplit une boucle parfaite. L’impopularité de Richard est justifiée par une série de fautes politiques. Surtout, le roi légitime refuse de courtiser ses sujets alors que son cousin Bolingbroke cherche à plaire au peuple. Richard ironise d’ailleurs sur le populisme de celui qui lui volera bientôt le trône :

Nous-même et Bushy, Bagot et Green

Avons vu comment il courtisait les gens du peuple,

Comme il semblait plonger jusque dans leur cœur

Avec une affabilité modeste et familière ;

(…)

Il ôte son chapeau devant une écaillère.

A deux charretiers qui prient le ciel pour lui,

Il présente ses hommages, genou plié,

Disant : « Merci mes compatriotes, mes dévoués amis »,

Comme si notre Angleterre était son bien en réversion,

Et lui, de nos sujets, la plus proche espérance.[2]

Richard ne conçoit pas de courtiser, lui qui est entouré de courtisans prêts à chanter ses louanges. Car l’attitude de son cousin Bolingbroke – qui sera couronné sous le nom d’Henry IV – est bien celle d’un courtisan qui accepte de plier le genou devant son puissant maître. Si Richard trouve cette attitude ridicule, c’est, qu’à ses yeux, les rôles sont inversés. Richard voit, en effet, un noble seigneur s’humilier auprès des plus vils dont il pointe sournoisement la basse extraction, précisant les métiers de chacun comme autant de titres comiques. Bolingbroke lui semble le roi de cœur d’un royaume de carnaval constitué d’écaillères et de charretiers. Difficile cependant de ne pas remarquer d’affinités entre l’ironie de Richard et celle qui, aujourd’hui, signe bien souvent la condamnation de la « politique spectacle ». La position de Richard est une position a priori protégée des effets d’une cour vulgaire. Elle est peut-être aussi une position d’aveugle. La musique discordante formée par les titres parodiques des sujets que Bolingkroke salue avec courtoisie est un mirage trompeur. Richard observe le jeu de son cousin, mais son regard ironique, c’est-à-dire distancié, le laisse hors de portée des puissants effets de séduction de cette comédie. Trop extérieur à la scène, il ne peut en prévoir le danger. Il ne voit pas que Bolingbroke est littéralement en train de lui voler le premier rôle.

En saluant de simples sujets comme on salue son roi, Bolingbroke ne s’y trompe pas. Sa popularité n’est pas parodique. Bolingbroke connaît l’origine triviale du pouvoir. Le vrai scandale de cette scène, conséquence implicite, est que la cérémonie de l’onction n’est plus qu’un moyen de donner du lustre – « rien…que l’extraordinaire »[3] nous confie Henry V dans la première partie d’Henry IV – à la naissance infâme de la royauté. Lucide, Bolingbroke sait donc qu’il lui faut composer avec le commun. Il accepte de se couler dans le rôle du bon prince, ce rôle de courtisan que Richard trouve indigne de lui, persuadé qu’il est d’être protégé par une légitimité absolue. Richard pense tenir sa légitimité d’en haut. Bolingbroke a compris qu’elle venait d’en bas.

Entouré de Bushy, Bagot et Green, Richard opte pour un public choisi, mais aussi réduit. Le spectacle de sa grandeur est confiné à l’espace courtois d’une scène trop étroite pour être efficace. Bolingbroke, à l’inverse, élargit son audience. Aussi, les trois courtisans pèseront bien peu, face aux nombreux alliés que Bolingbroke aura su se gagner – dans tous les sens du terme – pour s’emparer de la couronne. C’est cette infériorité en nombre qui condamne à l’inefficacité les paroles de Richard au moment où les barons rebelles viennent l’arrêter :

Nous sommes stupéfaits ! Avoir attendu si longtemps

Pour te voir plier, dans l’effroi, le genou !

Car nous pensions être, nous, ton souverain légitime.

Si nous le sommes, comment tes jarrets osent-ils oublier

De rendre à notre personne leurs respectueux devoirs ?

Si nous ne le sommes point, montre-nous la main de Dieu

Qui nous a dépossédé de notre charge.

Car nous le savons bien, nulle main d’os et de sang

Ne peut saisir la poignée sacrée de notre sceptre

Sans profaner, voler ou usurper.[4]

Richard tient ce discours à l’ambassadeur des rebelles depuis le balcon d’une forteresse. Il utilise donc un dispositif scénique pour faire impression autant par sa position de surplomb que par des paroles de défi lourdes de menaces. Mais il n’est déjà plus crédible, et les barons, parterre insolent, s’amusent du persiflage de l’étoile montante Bolingbroke :

Voyez ! voyez ! le roi Richard en personne apparaît,

Ainsi que le soleil rougissant de colère,

Quand il passe les portes de feu à l’orient,

Et qu’il voit les nuées jalouses s’efforcer

D’obscurcir sa splendeur en souillant le parcours

De sa course étincelante vers l’occident.[5]

Le rapport de force a définitivement changé. Et Bolingbroke raille durement le soleil couchant Richard II. Il faut alors considérer attentivement ce à quoi nous assistons à ce moment précis de la pièce. Bolingbroke subvertit le mythe de la royauté solaire. En parodiant la rhétorique des courtisans, il démasque l’homme caché derrière le roi. Le jeu de Richard bascule dans le ridicule car les barons devinent cet homme faible, ou pour le dire autrement la créature ordinaire que le prince Harry voudra faire oublier, derrière l’apparition spectaculaire et les fières paroles du roi. Le balcon est ravalé au rang d’un décor qui sonne creux. Richard, mortel faisant entendre les paroles terribles d’un immortel, devient une figure burlesque. Enfin, les huées ne sont pas loin de percer sous l’ironie perfide de Bolingbroke.

Richard ne convainc plus. Pourtant le duc d’York rappelle qu’il joue parfaitement son rôle :

Son allure est pourtant royale. Voyez ! son œil,

Etincelant comme celui de l’aigle, jette les feux

De la majesté souveraine. Hélas ! hélas ! quelle douleur

Qu’un outrage vienne souiller telle splendeur ![6]

Le duc rappelle en effet que Richard est dans le ton et qu’il affiche la hauteur royale qui convient à son rang. Si sa performance est durement sanctionnée, c’est que les barons savent que ce balcon ne cache pas de puissante armée, de même qu’une scène de théâtre ne s’ouvre pas sur le monde, mais sur un espace sans profondeur réelle. Richard cesse d’être roi dès qu’il cesse d’être crédible. La déchéance a lieu avant la cérémonie officielle de déposition. L’effrayante figure du tyran capable de tout contrôler s’avère être une illusion.

Le public : ce dieu caché

Richard sombre dans le ridicule car il n’a pas compris que le statut de roi était un rôle d’emprunt. Il prend son rôle au premier degré, de même qu’il prend au premier degré la fiction juridique de la royauté de droit divin. Cette fiction assure sa légitimité sur le trône d’Angleterre car elle fait de lui l’oint du seigneur, c’est-à-dire un intouchable. Cette représentation constitue donc un rempart contre les assauts des ambitieux rebelles. Cependant, l’interdit juridique est toujours transgressé quand il subit l’épreuve du réel. La sacralité du roi, souvent brandie dans la pièce comme le tabou politique ultime, ne fait pas exception. Ainsi, Richard est-il aveuglé par l’illusion de son propre pouvoir alors qu’il devrait conserver la distance du comédien nécessairement appelé à quitter un jour son éclatant costume pour laisser le rôle à un autre.

Quand il apprend la trahison des barons, Richard affirme pouvoir être défendu par une armée d’anges vengeurs :

Toute l’eau des mers âpres et démontées

Ne peut laver le baume qui a sacré un roi ;

Ni le souffle des hommes ici-bas déposer

Celui qu’a choisi le Seigneur pour être son vicaire.

Pour chacun des soldats contraints par Bolingbroke

De lever un fer effilé sur notre couronne d’or,

Dieu pour son Richard détient à sa solde céleste

Un ange radieux. Or il faut bien si les anges guerroient,

Que tombent les faibles hommes : le ciel toujours défend le droit.[7]

Richard, aveuglé par l’éclat de sa fonction, croit fermement qu’il est invincible grâce à l’onction royale. Il oublie sa triste condition de mortel et se place à la tête d’une armée céleste, lui qui doit tenir lieu de Dieu sur terre. Mais les anges en question ne sont que des êtres de discours, de ces discours qui exaltent avec excès la puissance des rois. Le réel surgit sous l’aspect d’une gigantesque armée d’hommes à la solde de Bolingbroke. Or, le pouvoir d’un roi provient en réalité de cette base que Richard a négligée. Ce dernier se fourvoie lorsqu’il imagine sauver sa couronne avec des interdits. Il sait pourtant que l’histoire est une suite de secousses criminelles qui malmène les rois plus que les autres. Si le ciel « défend le droit », c’est donc hors du temps, dans un tribunal qui a toujours existé et qui continuera d’exister toujours. Sur terre, les hommes sont « faibles » et « tombent ». Richard n’a pas entendu le sens des paroles qu’il récite et qui lui apprennent la vérité sur son rôle.

Image inversée de Richard dans la tétralogie, Henry V est le roi populaire par excellence. Il ne tyrannise pas ses sujets comme le faisait Richard, le mauvais comédien happé par les ors de sa couronne. Dans une scène fameuse, Henry V, resté seul dans la taverne, prépare son avènement comme la plus grande des impostures. Impossible de faire ce qu’il veut, c’est-à-dire d’être lui-même selon son plaisir, sans prendre la précaution de plaire d’abord à ses sujets :

Je vous connais bien tous et me prêterai un temps

À l’humeur débridée de vos esprits futiles.

En ceci, cependant, j’imiterai le soleil

Qui permet aux nuages pestilentiels et vils

D’éclipser sa beauté et d’en priver le monde,

De sorte que quand il veut redevenir lui-même,

Il émerveille d’autant plus qu’il était désiré,

En perçant les miasmes, obscurs et déplaisants,

Des vapeurs qui semblaient l’étouffer.

Si l’année tout entière n’était que jours fériés,

Se distraire lasserait autant que travailler ;

Mais quand ils viennent rarement ils sont les bienvenus,

Et rien ne plaît jamais que l’extraordinaire.[8]

Le mépris que le jeune prince éprouve pour ce public qu’il connaît bien, et qu’il faut éblouir, n’est pas sans rappeler le mépris de Richard à l’égard des écaillères et charretiers courtisés par Bolingbroke. Mais Harry, tout prince légitime qu’il est, ne commet pas l’erreur de négliger ce public. En témoigne, le jeu de rôle auquel il se prête avec Sir John, alias Falstaff, dans la taverne. Le prince et son compagnon d’aventures s’essayent successivement dans le rôle du roi Henry IV. Falstaff, trop léger en l’occasion, est rapidement mis hors-jeu par le prince :

LE PRINCE. – C’est ça parler comme un roi ? Joue mon rôle et je serai mon père.

SIR JOHN. – Dépose-moi. Si tu le joues avec la moitié de ma dignité et de ma majesté, à la fois la forme et le fond, qu’on me pende par les talons comme un lapereau, ou un lièvre chez le volailler !

LE PRINCE (s’asseyant). – Eh bien ! me voilà assis.[9]

Falstaff est immédiatement évincé par le prince car la majesté royale ne souffre pas la créativité verbale du larron. Le rôle du roi est donc écrit, et les répétitions dans la coulisse doivent se prendre au sérieux. Falstaff croit amusant de parler de déposition. Mais, la scène, sous des dehors légers, gagne alors en importance. Car elle répète une autre déposition, la première dans le cycle de ces Histories : celle de Richard II. Ainsi, il faudrait voir en Falstaff un doublon grotesque de Richard. Tous deux se voient intimer l’ordre de céder leur place à un roi plus crédible qui respecte vraiment les règles de la représentation. Le bandit Falstaff et le tyran Richard sont congédiés pour n’avoir pas été capables de faire oublier leur faiblesse, faiblesse risible chez l’un et pathétique chez l’autre.

La critique sévère que le prince Harry adresse à Falstaff est la sanction immédiate de la mauvaise performance du larron. C’est donc l’œil du public, et non l’œil de Dieu, qui figure l’instance du jugement. Richard croyait se confondre avec l’œil d’un justicier terrible et vengeur. Le prince, digne héritier de Bolingbroke, sait que cet œil qui rappelle à l’ordre est celui d’un public instable et capricieux, c’est-à-dire la foule des sujets devant qui il lui faudra paraître extraordinaire. C’est le sens de la leçon qu’il donne à Falstaff en parlant comme un roi alors que son compagnon est aussi peu crédible en prince qu’en roi :

LE PRINCE (s’asseyant). – Eh bien ! me voilà assis.

SIR JOHN. – Et me voilà debout. (Aux autres) A vous de juger, messieurs.

LE PRINCE. – Voyons, Harry, d’où viens-tu ?

SIR JOHN. – D’Eastcheap, mon noble seigneur.

LE PRINCE. Les doléances que j’entends à ton sujet sont graves.

SIR JOHN. – Palsembleu, monseigneur, elles sont fausses. (Aux autres) Ouais, ma parole, je vais vous en donner du jeune prince.

LE PRINCE. – Tu jures, garçon impie ? Désormais, je ne veux plus te voir. On t’entraîne loin de toute piété. Tu es hanté par un diable sous l’apparence d’un gros vieillard ; ton compagnon est un homme-barrique. Pourquoi cultives-tu ce coffre d’humeurs viciées, cette huche de bestialité, ce paquet hydropique bouffi, cette énorme outre de xérès, plein de farce, ce révérend Vice, cette Iniquité grisonnante, ce Père Matamore, cette Vanité vieillie ?[10]

La leçon est magistrale. Alors que le prince Harry adopte immédiatement une attitude sérieuse, Falstaff ne change pas de registre. Ce dernier figure alors un paradoxe. Bien qu’il théâtralise chacune de ses interventions, il se révèle moins bon comédien que le prince Harry. Le jeu outré de Falstaff est limité au cadre de la comédie, ce qui l’exclut de fait des cérémonies officielles du pouvoir. Cette scène préfigure son bannissement dans la pièce qui clôt le cycle historique. Harry fait d’ailleurs entendre ce paradoxe en renvoyant Falstaff à des stéréotypes comiques comme le révérend Vice. Falstaff amuse car il n’est jamais crédible. Preuve en est qu’il interrompt en permanence la saynète pour s’adresser directement au public de la taverne. A l’inverse, le prince Harry songe d’abord à être crédible. Imitant Henry IV, il n’hésite pas à prononcer son propre bannissement, sanction logique en l’occurrence, de la part d’un père désapprouvant la vie d’aventure du prétendant au trône d’Angleterre. En outre, Harry sait doser cette verve comique qui déborde Falstaff et trahit toujours le larron derrière le rôle à composer. Le prince s’amuse à singer son compagnon pour le décrire via une liste comique d’insultes. Alors que Falstaff est cantonné à un seul rôle possible, celui du larron, le prince Harry fait montre d’une étonnante capacité à jouer des rôles divers, dont le plus difficile, celui de roi.

Fréquenter le monde vil de la taverne, c’est donc pour le prince le moyen de bien connaître le goût de ses futurs sujets pour mieux les éblouir une fois sur le trône. Harry est la figure même du prince moderne. Sa vision du pouvoir, opposée à celle de Richard, est désenchantée. Or, si le prince moderne est un caméléon, c’est que la base de son pouvoir est instable. C’est pour cette raison qu’il ne peut se contenter d’être l’héritier légitime de la couronne et qu’il lui faut s’assurer d’être crédible dans le rôle du roi. Il doit s’en remettre à un Dieu terrible, pourvu d’une infinité d’yeux : un public à l’échelle d’un royaume.

Un « dieu » coupable

Les sujets, promus au rang d’instance critique, soulèvent la défiance des grands. Le prince Harry apprend à connaître ses sujets en fréquentant les bas fonds de la société dans le monde carnavalesque de la taverne. Les connaître, c’est avoir toujours une longueur d’avance sur les bandits, pour les jouer avant d’être joué. Bolingbroke les courtise sans pour autant les estimer. Quant à Richard, il les méprise imprudemment. Ses favoris, Bushy, Bagot et Green, se souviennent trop tard qu’il faut se méfier de ce « peuple versatile »[11].

Dans la tétralogie shakespearienne, le public découvre son pouvoir sous le signe de la culpabilité. Masse informe et instable, il n’a pas la perfection d’un Dieu contrôlant tout de son regard pour assurer une base solide au pouvoir des rois. Au contraire, le pouvoir des souverains est aussi fragile que cette popularité qui peut élever un homme à la plus haute place ou le faire déchoir de façon tout aussi spectaculaire. Le pouvoir absolu que fantasment les hommes est sans doute l’apanage de Dieu. L’omnipotence des rois n’est que le pouvoir d’une multitude désordonnée qu’il faut incessamment séduire.

La faute de Richard II est sans doute d’avoir fait voler en éclats l’apparence rassurante d’un pouvoir stable. Les Histories du cycle sont traversées par cette nostalgie d’un royaume parfaitement ordonné par un roi à l’image de Dieu. Surprenant une conversation de ses jardiniers, la reine apprend que son époux Richard est déchu. Elle leur reproche durement leurs paroles :

Toi, figure du vieil Adam, en charge de ce jardin,

Comment ta langue rude et fruste ose-t-elle annoncer ces odieuses nouvelles ?

Quelle Eve, quel serpent t’a suggéré de faire

Que maudit, l’homme tombe une seconde fois ? 

Pourquoi dis-tu que le roi Richard est déposé ?

Tu oses, toi qui ne vaut guère mieux que de la terre,

Prédire sa chute ?[12]

Une fois déposé, Richard, comme Adam, cesse d’être l’image de Dieu dans son édénique Angleterre. Il retrouve son rang de simple mortel. La colère de la reine face au jardinier est signifiante. Elle lui reproche d’usurper le pouvoir divin de faire chuter les illustres parmi le commun des mortels. Car Richard est déposé par d’autres hommes, d’autres « figure(s) du vieil Adam », qui lui tiennent lieu de juge suprême. La faiblesse de Richard est un second péché originel dans la mesure où elle brise l’illusion sur la nature même de son pouvoir. Sa chute a pour conséquence de dévoiler l’instabilité profonde du pouvoir politique. Ce paradis des origines que l’on perd sans jamais l’avoir vu représenté dans la pièce qui ouvre le cycle, c’est celui d’une monarchie absolue. Elle est d’emblée rejetée dans un passé dont les contours s’effacent. L’œil d’un public de sujets aurait usurpé le point de vue de Dieu.

Ce « peuple versatile » aurait donc pris la place de Dieu même. Il serait responsable de l’instabilité du pouvoir, dans la mesure où il est instable. Cette instance de contrôle est un tyran en puissance. Il fait ployer le roi sous le fardeau de ses désirs. Paradoxe, cet œil vigilant exige d’être trompé sur sa nature propre. Le roi doit faire illusion et paraître immortel pour mériter sa confiance. Ainsi, pour échapper à ses ennemis, Richard devait être fort à leurs yeux. Faible, il est assassiné lâchement. Par la suite, le souvenir du roi assassiné trouble le spectacle d’un pouvoir fort dont Bolingbroke est devenu la pièce maîtresse. Pourtant, le nouveau roi sait que ce crime ne peut que redoubler les troubles civils dans le royaume. L’assassinat de Richard II entérine, en effet, la mortalité de ses pairs. Il rend suspecte la figure du roi sur le trône. C’est sans doute parce qu’il devient de plus en plus suspect aux yeux de sujets dont l’acuité peut être meurtrière que le prince Harry imagine un extraordinaire jeu de clair-obscur pour son avènement. Il ne peut « redevenir lui-même » sans prendre quelques précautions. Les « miasmes, obscurs et déplaisants » de sa vie aventureuse avec Falstaff doivent servir de faire-valoir. L’homme dans son aspect le plus grotesque peut sans doute donner l’air d’un dieu au mortel Harry qui surgit à ses côtés. Le trompe-l’œil devient plus sophistiqué à mesure que l’œil des sujets resserre sa vigilance. C’est bien cet œil qui impose une surenchère d’effets spectaculaires, qui exige d’un homme, créature faible, qu’il paraisse aussi fort qu’un dieu, qui enfin contrôle que le roi tient bien son rôle.

« Et rien ne plaît jamais que l’extraordinaire. » La formule sonne au fond comme une condamnation de cet œil public qui impose son bon plaisir. Le prince sait qu’il doit satisfaire un « dieu » qu’il estime vulgaire, mais puissant. Il lui faut donc rentrer dans le rang, c’est-à-dire tenir son rôle dans les occasions officielles s’il veut jouir du pouvoir, bien réel, de la force militaire qui grandit avec le nombre d’hommes. L’ère moderne s’ouvre sur ce désenchantement politique[13]. Le miraculeux face à face entre un homme et Dieu laisse place à celui d’un homme face aux autres. Le pouvoir se renégocie sans cesse et le prince doit compter sur son seul talent pour obtenir l’assentiment de ceux qui le regardent. Le pouvoir est donc en permanence remis en jeu, sans pour autant que sa nature fasse l’objet d’une remise en cause. Si le public se découvre un pouvoir sur le prince, c’est sur un mode coupable. Il chasse en effet le mystère de la royauté pour n’en conserver que les bassesses. Mais, cette naissance honteuse est sans doute celle d’une relation contractuelle entre le roi et ses sujets, bien que cette relation soit encore soumise au règne des affects. Le pouvoir d’un seul, n’est pas le pouvoir de Dieu, mais celui qu’il plaît à tous d’octroyer. Ce pouvoir effraie sans doute par les responsabilités qu’il implique. Il est alors tentant de s’en décharger en les confiant à celui qui paraît meilleur que les hommes ordinaires.


Notes

  1. SHAKESPEARE, trad. par Gilles Monsarrat, 1 Henry IV, in Œuvres complètes, Histoires 1, Paris, Robert Laffont, 1997, p 422.

  2. SHAKESPEARE, trad. par Léone Teyssandier Richard II, in Œuvres complètes, Histoires 1, Paris, Robert Laffont, 1997, p 262 : « Ourself and Bushy, Bagot here, and Green/ Observed his courtship to the common people,/ How he did seem to dive into their hearts/ With humble and familiar courtesy, (…) Off goes his bonnet to an oysterwench./ A brace of draymen bid God speed him well,/ And had the tribute of his supple knee/ With “Thanks, my countrymen, my loving friends ”,/ As were our England in reversion his,/ And he our subjects’ next degree in hope. »

  3. 1 Henry IV, op. cit., p 422 : « And nothing pleaseth but rare accidents. »

  4. Richard II, op. cit., p 314 : « We are amazed ; and thus long have we stood/ To watch the fearful bending of thy knee,/ Because we thought ouself thy lawful king./ An if we be, how dare thy joints forget/ To pay their aweful duty to our presence ?/ If we be not, show us from our stewardship./ For well we know no hand of blood and bone/ Can grip the sacred handle of our sceptre,/ Unless he do profane, steal, or usurp. »

  5. Ibid., p 314 : « See, see, King Richard doth himself appear,/ As doth the blushing discontented sun/ From out the fiery portal of the east/ When he perceives the envious clouds are bent/ To dim his glory and to stain the track/ Of his bright passage to the occident. »

  6. Ibid., p 314 : « Yet looks he like a king. Behold, his eye,/ As bright as is the eagle’s, lightens forth/ Controlling majesty. Alack, alack for woe/ That any harm should stain so fair a show ! »

  7. Ibid., p 302 : « Not all the water in the rough rude sea/ Can wash the balm from an anointed king./ The breath of worldly men cannot depose/ The deputy elected by the Lord./ For every man that Bolingbroke hath pressed/ To lift shrewd steel against our golden crown,/ God for his Richard hath in heavenly pay/ A glorious angel. Then if angels fight,/ Weak men must fall ; for heaven still guards the right. »

  8. 1 Henry IV, op. cit., Paris, Robert Laffont, 1997, p 422 : « I know you all, and will a while uphold/ The unyoked humour of your idleness./ Yet herein will I imitate the sun,/ Who doth permit the base contagious clouds/ To smother up his beauty from the world,/ That when he please again to be himself,/ Being wanted he may be more wondered at/ By breaking through the foul and ugly mists/ Of vapours that did seem to strangle him./ If all the year were playing holidays,/ To sport would be as tedious as the work ;/ But when they seldom come, they wished-for come,/ And noting pleaseth but rare accidents. »

  9. Ibid., p 474 : « PRINCE HARRY. – Dost thou speak like a king? Do thou stand for me, and I’ll play my father.

    SIR JOHN. – Depose me. If thou dost it half so gravely, so majestically both in word and matter, hang me up by the heels for a rabbit sucker, or a poulter’s hare !

    PRINCE HARRY (sitting). – Well, here I am set. »

  10. Ibid., p 474 : « PRINCE HARRY (sitting). – Well, here I am set.

    SIR JOHN. – And here I stand. (To the others) Judge, my masters.

    PRINCE HARRY. – Now, Harry, whence come you?

    SIR JOHN. – My noble lord, from Eastcheap.

    PRINCE HARRY. The complaints I hear of thee are grievous.

    SIR JOHN. – ’Sblood, my lord, they are false. (To the others) Nay, I’ll tickle, ye for a young prince, i’faith.

    PRINCE HARRY. – Swearest thou, ungracious boy ? Henceforth ne’er look on me. Thou art violently carried away from grace. There is a devil haunts thee in the likeness of an old fat man ; a tun of man is thy companion. Why dost thou converse with that trunk of humours, that bolting-hutch of beastliness, that swollen parcel of dropsies, that huge bombard of sack, that stuffed cloak-bag of guts, that roasted Manningtree ox with the pudding in his belly, that reverend Vice, that grey Iniquity, that father Ruffian, that Vanity in Years ? » 

  11. Op. cit., p 286 : « And that is the wavering commons ». 

  12. Ibid., p324 : « Thou, old Adam’s likeness, set to dress this garden,/ How dares thy harsh rude tongue sound this unpleasing news ?/ What Eve, what serpent hath suggested thee/ To make a second fall of cursèd man ?/ Why dost thou say King Richard is deposed ?/ Dar’st thou, thou little better thing than earth,/ Divine his downfall ? »

  13. M., GAUCHET, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

Professeure en classes préparatoires à Lycée Albert Schweitzer | Site Web

Sandra Coulaud est professeure agrégée de lettres modernes au lycée Albert Schweitzer (Le Raincy), ses recherches portent notamment sur la représentation du régicide dans le théâtre français et anglais, à la charnière de la Renaissance et du XVIIe siècle.