Figuration du pouvoir politique dans le théâtre Verbatim

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Figures et figurations du pouvoir politique” dirigé par Sylvie Servoise.

Le théâtre Verbatim est un théâtre qui, depuis les années 1990, s’est développé de manière exponentielle, principalement en Angleterre. On compte parmi ses auteurs les plus emblématiques les anglais Richard Norton-Taylor, auteur de Half the Picture et Bloody Sunday, Robin Soans, auteur de A State Affair et Across the Divide, et David Hare, auteur de Stuff Happens. Mais il attire aussi des auteurs d’autres nationalités tels que l’allemand Klaus Pohl, auteur de Waiting Room Germany, ou le français Michel Vinaver, auteur de11 Septembre 2001. Présenté comme « théâtre citation » [Verbatim], une de ses caractéristiques est d’affirmer que tout ce qu’il rapporte est authentique : les pièces sont un montage de propos extraits de rapports de commissions d’enquête parlementaires, d’émissions télévisées ou d’interviews réalisées par l’auteur ou par les acteurs. Si la représentation du pouvoir politique n’est pas nouvelle au théâtre, elle n’est traditionnellement pas associée à l’authenticité, ou tout au moins pas avec le même degré. En effet, les comédies d’Aristophane et de la commedia dell’arte, les tragédies de Corneille et de Racine, ou encore les drames shakespeariens ont tous représenté le pouvoir politique, mais en prétextant généralement une reconstitution historique ou une démarche de type allégorique. Bien que la reconstitution historique ne soit pas dénuée d’une recherche d’authenticité, le fait qu’elle mette en scène des événements, et non des documents comme pour le théâtre-témoignage, diminue considérablement son caractère authentique[1]. Mettre en scène le document, c’est autoriser le spectateur à accéder aux sources, gages de fiabilité, ce qui devrait avoir pour conséquence de restreindre les possibilités d’interprétation de l’auteur. L’objectif de cette étude est de comprendre pourquoi les auteurs s’imposent cette nouvelle exigence. À cette fin, nous nous intéresserons d’abord aux moyens développés par les auteurs pour satisfaire leur volonté de dresser un portrait fidèle des personnes qu’ils représentent. L’étude du concept de « masque », au théâtre et en politique, mettra en lumière les raisons pour lesquelles le sujet politique, privilégié par la plupart des auteurs de théâtre Verbatim, est paradoxalement parfaitement adapté à une figuration qui se veut fidèle. Mais nous verrons, dans un second temps, que le montage, outil majeur du théâtre Verbatim et vecteur de la figuration, met en cause les déclarations d’intention des auteurs. Ces contradictions nous aideront à déterminer quel type de théâtre les auteurs souhaitent réaliser. Du théâtre d’information au théâtre politique, le théâtre Verbatim semble en effet osciller entre plusieurs types de figuration du politique.

Une figuration fidèle, adaptée au « personnage » politique

La volonté de faire de la figuration théâtrale une figuration qui soit fidèle aux sujets originaux est partagée par tous les auteurs de théâtre Verbatim. Elle s’oppose cependant à la définition courante du théâtre, considéré comme fonctionnant sur l’illusion. Dans une interview accordée le 19 avril 2007, David Hare, auteur de théâtre Verbatim et invité à parler de son pouvoir de manipulation, explique qu’il dresse un portrait fidèle des personnes que les auteurs ont interviewées : « […] je ne connais que peu d’exemples où les personnes qui ont assisté aux pièces se sont senties faussement représentées. »[2][3] Il rapporte pourtant la conversation qu’il a eue avec un témoin, qui après avoir vu la pièce l’avait accusé de faire de la propagande :

« Mais vous ai-je représentée fidèlement ? » Et elle m’a dit : « Oui, ce sont bien les choses que j’ai dites. » « Bien alors, » lui ai-je dit. Et elle a dit : « Oui, mais les mots semblent différents quand ils sont dits sur une scène à New York de quand je vous les ai dits alors. »[4]

On constate donc que, pour cet auteur, un « portrait fidèle » signifie répéter à l’identique les mots que le témoin a utilisés dans une interview menée préalablement. Le premier moyen pour figurer fidèlement les sujets serait donc contenu dans la définition même du théâtre Verbatim.

Mais la fidélité ne se borne pas à reprendre les mots authentiques prononcés par les personnes représentées, elle vise aussi à en reproduire le langage corporel. C’est à cette autre exigence que Richard Norton-Taylor, lui aussi auteur de théâtre Verbatim, fait référence, lorsqu’il décrit le travail de l’acteur :

On a demandé aux acteurs de faire ce qu’ils n’avaient jamais fait avant – c’est-à-dire, non pas jouer dans le sens conventionnel du terme, mais recréer aussi fidèlement que possible l’original – le langage du corps, les inflexions, les expressions des gens dont ils faisaient le portrait sur scène. Nicolas [Kent] a toujours fait attention à éviter la caricature et l’imitation. […] On a surpris une personne officielle du gouvernement demandant à sa mère, après s’être vu et écouté portraituré par un acteur dans Half the Picture : « N’ai-je pas été bon ? »[5]

Autrement dit, en limitant le jeu de l’acteur à une simple copie, en l’obligeant à répéter les mots exacts employés par les témoins, les auteurs de théâtre Verbatim pensent pouvoir échapper à la critique qui tend à faire passer leur théâtre pour de la manipulation.

Un des fondements de cette critique est dû, comme nous l’avons dit, à la nature même du théâtre. C’est pourquoi Nicolas Kent, metteur en scène de Half the Picture, a demandé à ses acteurs d’éviter « l’imitation », celle-ci étant la clé de voûte de l’art dramatique depuis Aristote. On pourrait croire que la « re-création fidèle de l’original » est synonyme d’imitation, mais ce n’est pas le cas. « Imitation » signifie, depuis Aristote, une re-création vraisemblable et non fidèle, une re-création qui tienne compte d’un certain nombre de règles théâtrales, notamment celle qui consiste à capter l’attention du spectateur par le phénomène de catharsis. Cette imitation, appelée mimesis depuis Aristote, est un élément clé du système de figuration inhérent au théâtre : l’illusion. Selon Georges Forestier, « Tout théâtre est théâtre d’illusion dans la mesure où il cherche à susciter un effet de réel tel que le spectateur prenne la fiction pour la mise en scène d’un monde possible et les personnages pour des reproductions humaines acceptables. »[6] Notons alors la spécificité du théâtre Verbatim qui, en insistant sur le fait que tout ce qui est dit est authentique, en voulant « recréer aussi fidèlement possible l’original », cherche à introduire un nouveau type de figuration, non plus basé sur l’illusion mais sur le vrai. Pour les auteurs de théâtre Verbatim, il ne s’agirait donc plus d’imiter mais de copier.

Le sujet politique nécessite et facilite à la fois une figuration fidèle. Ce qui la facilite est lié au caractère même de l’homme politique. En effet, le pouvoir oblige à assumer une fonction représentative. Il faut donc faire la différence entre l’homme politique et l’individu qui se cache derrière cette fonction. L’analogie avec le théâtre est frappante : l’homme politique est comme le personnage incarné par l’acteur, il est une « persona », autrement dit un « masque ». Michel Bernard distingue quatre voies d’approche dans la définition du masque au théâtre :

La première et la plus commune au théâtre comme dans la vie quotidienne est celle qui envisage précisément le masque comme écran, camouflage, autrement dit dans sa relation référentielle, ontologique et identificatoire du cacher-révéler. […] Deuxièmement, le masque […] est ce qui représente et symbolise […] : il s’offre comme image d’un rapport à la divinité, à la mort, à l’espace, au temps, et au pouvoir politique. Toutefois, avant de représenter et signifier, le masque est perçu comme un objet matériel créé artistiquement […]. Enfin, le masque implique le mode de s’en revêtir et d’en jouer : il renvoie à l’acte de se masquer, à un corps comme pouvoir et jeu de masquage.[7]

On retrouve les caractéristiques du masque politique.

Tout d’abord, il n’est pas rare que l’homme politique se serve de son masque pour dissimuler la vérité. Il peut le faire dans l’intérêt général mais aussi dans son propre intérêt. Ce dernier cas est celui dénoncé par Richard Norton-Taylor lorsqu’il dit que Half the Picture est une pièce qui contient des « lâchetés »[8], des « personnes qui se renvoient la balle »[9]. Cette fonction du masque est de loin la plus critiquée car si, au théâtre, elle présente l’avantage d’entretenir la tension dramatique en créant le doute sur les motivations d’un personnage – tension qui culmine par le moment de révélation – en politique elle est vue comme une trahison, puisqu’elle est assimilée au détournement du pouvoir à des fins personnelles.

Cependant, la fonction la plus déterminante du masque politique, celle qui le rend indispensable, n’est pas de dissimuler mais de symboliser. En effet, en tant que représentant du peuple, l’homme politique est le dépositaire de toutes les valeurs de la Nation, dépositaire d’une histoire et d’une culture nationales. Cette fonction symbolique prend tout son sens dans Waiting Room Germany[10]. La pièce est composée de monologues, témoignages d’Allemands de l’Est et de l’Ouest qui décrivent ce qu’a représenté pour eux la chute du mur de Berlin. Elle comporte le témoignage de deux hommes politiques : le maire de Bebra, en RFA, et le maire de Harzgerode, dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Disposés au centre de la pièce, ces deux témoignages symbolisent la réunification, le premier faisant suite à l’ensemble des témoignages des Allemands de l’Ouest, et le second initiant ceux des Allemands de l’Est.

Enfin, comme au théâtre, il existe une « poétique » du masque politique : la rhétorique. Le « mécanisme rhétorique » est une des « sept perspectives […] de l’acte de masquage » [11] énoncées par Michel Bernard. On peut la considérer comme le langage de l’homme politique, non de l’individu mais du personnage. Richard Norton-Taylor y fait d’ailleurs allusion quand il parle « de jeux de mots, d’utilisations facétieuses d’aphorismes »[12], à propos de Half the Picture. Mais la rhétorique n’est pas seulement un langage de mots, elle concerne aussi le langage du corps. Elle est donc, comme le jeu de l’acteur, une composition complexe de mots et de gestes, visant à transmettre un message et à produire un ou plusieurs effets sur le récepteur. Par conséquent, le sujet politique facilite la figuration fidèle car il est déjà un personnage.

Ainsi, le sujet politique n’a pas besoin d’être retravaillé pour être mis en scène[13]. Cette caractéristique nous fait entrevoir une première raison pour laquelle les auteurs choisissent l’authenticité plutôt que l’illusion comme système de figuration. En effet, si le but des auteurs est la recherche de la vérité, et nous verrons que c’est le cas, il leur faut parvenir à démasquer l’homme politique. Si les auteurs choisissaient la figuration traditionnelle du théâtre, l’illusion, ils ne feraient que substituer le masque théâtral au masque politique. Pour figurer le sujet politique, les auteurs doivent donc à la fois le faire apparaître avec son propre masque, « recréer aussi fidèlement possible le sujet original », mais aussi isoler le masque politique pour que l’on puisse apercevoir la vérité qui se cache derrière. Cette fonction ultime sera assumée par le montage.

Le montage : Outil de figuration et arme de défiguration

Le montage est d’abord un outil de figuration. Aucun auteur de théâtre Verbatim ne souhaite que son théâtre soit une tribune pour les hommes politiques. La figuration fidèle du sujet original ne signifie donc pas que les auteurs vont rendre visible ce que les politiques veulent rendre visible mais au contraire ce qu’ils ne parviennent pas à cacher. Le meilleur moyen pour atteindre ce but est, selon les auteurs, de couper les discours des politiques et de les associer avec d’autres. Ainsi, David Hare décrit le travail de Richard Norton-Taylor :

C’est vrai […] que le dialogue […] était […] préfabriqué. Norton-Taylor […] n’a pas perdu de temps dans le travail ennuyeux de la caractérisation des personnages […]. Mais, en organisant et en sélectionnant de manière parfaite les données, il a précisément fait ce que tout artiste fait.[14]

On comprend que le montage est ce qui fait office d’acte de création dans le théâtre Verbatim. Grâce à lui, les auteurs peuvent produire un effet dramatique, c’est-à-dire de l’action. En effet, les auteurs ont conscience que le théâtre exige de prendre en compte des attentes spécifiques chez le spectateur. Richard Norton-Taylor, qui comme beaucoup d’autres auteurs de théâtre Verbatim a reçu une formation journalistique, explique les difficultés qu’il a rencontrées à ses débuts :

Un journaliste choisira instinctivement les révélations clés, les accusations et les arguments, et utilisera aussi des exemples pour illustrer les thèmes principaux. Les révélations sont excitantes mais Nicolas Kent m’a appris que les spectateurs de théâtre veulent aussi des changements de ton et de tempo. Il m’a encouragé à inclure des scènes qui normalement n’intéressent pas un journaliste car elles semblent inconséquentes et parce qu’elles ne font pas avancer l’histoire. En fait, elles offraient des révélations intérieures.[15]

Alors que le montage, pour un journaliste, consiste à condenser l’information, pour un auteur de théâtre, il doit aussi révéler l’intériorité des personnages et retenir l’attention du spectateur. C’est pourquoi Nicolas Kent a engagé Richard Norton-Taylor à travailler l’aspect dramatique des pièces, par exemple dans Nuremberg :

Je tenais beaucoup à introduire le discours de clôture de Shawcross, qui était très important, dans la pièce, et la première version de Richard ne le contenait pas. Le fait est que […] sa première version était plutôt anti-dramatique, et le discours de Shawcross est très, très dramatique […].[16]

L’inclusion du discours de Shawcross est donc motivée par le besoin d’un effet dramatique. Il signifie, comme nous l’avons vu précédemment, que l’homme politique est un personnage qui peut avoir une forte densité dramatique sans même avoir été retravaillé. Mais il montre aussi que cet effet n’est pas garanti car, sans lui, la pièce, qui contenait pourtant le témoignage de plusieurs hommes politiques, était selon Nicolas Kent « anti-dramatique ». Le montage est donc essentiel pour capter l’attention du spectateur, nécessité sur laquelle revient Robin Soans, autre auteur de théâtre Verbatim :

J’ai commencé à comprendre comment il me fallait couper et juxtaposer les données, dans le but de créer le débat et la narration. Je maintiens que […] la pièce de théâtre Verbatim doit être plus qu’une suite désordonnée de monologues si on veut susciter un intérêt pendant toute une soirée. Une simple présentation de points de vue opposés n’aurait de la même façon aucun attrait.[17]

Outil de figuration indispensable, le montage garantit l’effet dramatique et permet ainsi de conserver l’attention du spectateur. De plus, il offre ce que Richard Norton-Taylor appelle des « révélations intérieures », autrement dit il peut être un atout pour démasquer l’homme politique. Mais en agissant de la sorte, le montage risque aussi de « défigurer » les sujets qu’il représente.

Dans son introduction à Collage et montage au théâtre et dans les autres arts, Denis Bablet affirme que le montage est une pratique où est soulignée « l’intentionnalité » :

Le hasard semble exclu de la démarche et de la création. Monter, c’est choisir et assembler pour construire, mettre en rapport pour exprimer. Si la notion et la pratique du montage (comme d’ailleurs du collage) ne relèvent a priori et en elles-mêmes d’aucune idéologie, l’histoire du montage prouve qu’il peut constituer une excellente arme idéologique.[18]

La pratique du théâtre Verbatim ne semble pas le démentir. Si on ne peut contester l’exactitude des mots qui sont rapportés dans les pièces, comme le revendique David Hare, on doit aussi reconnaître que les citations acquièrent un sens en fonction de leur contexte. Par exemple, dans 11 septembre 2001[19], pièce de Michel Vinaver, les citations de Georges W. Bush sont montées en parallèle avec celles de Ben Laden:

BUSH

Bonjour sur mes ordres l’armée des États-Unis a commencé des frappes

BEN LADEN

Voici l’Amérique frappée par Dieu tout puissant en un de ses organes vitaux

[…]

BEN LADEN

Que Dieu nous protège

BUSH

Que Dieu nous bénisse[20]

Disposées ainsi, les paroles des deux chefs de guerre se répondent comme dans un dialogue. Pourtant ces paroles font aussi apparaître une absence de dialogue car aucun des deux ne répond véritablement à l’autre. De plus, la similarité du lexique employé suggère une ressemblance entre les deux hommes et leurs deux visions du monde, mis sur le même plan. Il est indéniable que ce montage révèle une arrière-pensée dont nous nous bornerons à dire qu’elle figure un dialogue de sourds, révélateur d’une collision entre deux cultures qui ont plus en commun que ce qu’elles imaginent.

Certains auteurs usent des potentialités du montage de manière encore plus forte en mêlant la fiction à la réalité. Ainsi, David Hare, pour Stuff Happens, explique:

J’avais une convention selon laquelle si quelqu’un parlait directement au public c’était sur l’enregistrement, des choses que je transcrivais, mais aussitôt que […] vous regardiez une scène entre deux personnages, c’était complètement imaginé.[21]

Cette liberté de l’auteur a abouti, de son propre aveu, à la « défiguration » d’un des personnages :

J’avais un point de vue trop charitable en ce qui concerne le comportement de Powell, et lorsque la pièce a été représentée à Londres, de nombreuses personnes qui connaissaient très précisément les événements […], ont dit: « Tu as été trop gentil à l’égard de Powell. » Rapidement, je l’ai fait passer d’un héros libéral à un héros tragique. Et la pièce fut meilleure.[22]

Les exemples de Michel Vinaver et de David Hare démontrent que le montage peut être un outil de figuration autant qu’une arme pour défigurer les sujets originaux. Le montage prouve que le théâtre Verbatim n’a pas abandonné le système de figuration traditionnel du théâtre. En effet, il participe pleinement à l’illusion théâtrale, car l’ordre selon lequel les citations apparaissent, les coupes effectuées, voire l’ajout de scènes fictionnelles, contribuent à forger un monde qui n’existe que sur scène. Par voie de conséquence, le montage exclut une figuration fidèle des sujets, celle-ci devenant, soit un absolu recherché mais inatteignable, soit une revendication visant à manipuler le spectateur, une « arme idéologique ».

Le montage nous a appris que le désir de représenter les hommes politiques avec leur masque, de la façon la plus fidèle possible, est au moins aussi important pour les auteurs de théâtre Verbatim que de les démasquer. Leur exigence de vérité se retrouve face un dilemme : figurer fidèlement ce que les gens voient des hommes politiques dans la réalité quotidienne ou figurer fidèlement ce que les auteurs pensent être l’individu qui se cache derrière la fonction. Ces deux orientations définissent deux types de figuration, voire deux types de théâtre, différents.

Entre théâtre d’information et théâtre politique

Le premier enjeu de la figuration dans le théâtre Verbatim est celui d’informer. D’après Max Stafford-Clark, le théâtre en Angleterre « a plus appris du journalisme que de n’importe quel autre média ces vingt dernières années. »[23] Se pourrait-il alors que la figuration fidèle revendiquée par les auteurs de théâtre Verbatim ait un rapport avec l’objectivité journalistique ? Dans un ouvrage intitulé Sociologie du journalisme, Erik Neveu rappelle la signification de l’objectivité pour un journaliste :

Le déploiement de la panoplie des marqueurs d’objectivité vient avant tout manifester que, bien que travaillant dans l’urgence, ils ont tout fait pour aller aux sources les plus fiables, solliciter plusieurs points de vue.[24]

Le travail de Richard Norton-Taylor et de Nicolas Kent répond aux mêmes exigences. Nicolas Kent explique ainsi que « le théâtre Verbatim permet de répondre plus rapidement qu’on ne pourrait le faire avec une pièce de fiction. »[25] Il ajoute que « cela ressemble plus à un journal d’actualités »[26]. Malgré cette rapidité de réaction, les auteurs insistent eux aussi sur la fiabilité de leurs sources :

Nicolas encourageait les acteurs à assister aux auditions pour voir le procès de leurs propres yeux. Quand ils ne pouvaient pas, la plupart d’entre eux rencontraient les individus qu’ils s’apprêtaient à jouer sur scène. Les acteurs comprenaient qu’ils faisaient aussi bien plus que simplement divertir : ils étaient des messagers en action, sans être en aucun cas des prêcheurs […].[27]

De même, la recherche de la vérité les engage à multiplier les versions : « Comme pour l’ensemble de nos pièces procès, la pièce […] examinait différentes versions des événements jusqu’à ce qu’émerge une explication juste […]. »[28] Les prises de position de Nicolas Kent et Richard Norton-Taylor sont représentatives de l’ensemble des auteurs de théâtre Verbatim. Elles établissent un parallèle entre la fidélité au réel revendiquée par les auteurs et l’objectivité journalistique. Mais l’influence du journalisme sur le théâtre Verbatim, dont parle Max Stafford-Clark, ne se limite pas à l’objectivité. En reproduisant les commissions d’enquête parlementaire, Richard Norton-Taylor dit contribuer à diffuser « des informations ou des attitudes qui n’étaient pas originellement destinées au public », imitant ainsi le travail des journalistes. De même, la pratique du « off the record » pour les interviews est fondamentale pour les journalistes[29] comme pour les auteurs : « Avec des personnes qui appartiennent au domaine public, le processus implique de les persuader à parler off the record, puis de les écouter attentivement, de ne pas se laisser bercer par les mots. »[30] La transcription de l’interview, quand cette dernière a lieu, peut subir des retouches. Ainsi, Robin Soans reconnaît qu’il lui arrive de « tricher » : « Il arrive que je fasse quelques changements dans le texte dans un souci de clarté et de fluidité, mais j’ai toujours apporté beaucoup de soin à préserver le sens, le ton et l’idée maîtresse contenus dans les mots de l’interviewé. »[31] Les changements doivent donc, autant que possible, être exempts de la subjectivité de l’auteur, règle qui, là encore, est partagée par les journalistes :

Il s’agit de l’objectivité comme revendication d’un récit vérifié et neutre des faits, séparation du fait et du commentaire. […] Si la connaissance réelle des publics par les journalistes est souvent floue, leur pratique n’en intègre pas moins une anticipation sur la réception qui se traduit dans une écriture assujettie à des principes de clarté, d’explication, d’adaptation du vocabulaire aux capacités présumées du public.[32]

Nous sommes tentés de conclure que le théâtre Verbatim se veut être ce que nous pourrions appeler un « théâtre d’information », un théâtre qui ne ferait que transmettre la vérité des faits et des personnes, où les acteurs ne seraient que de simples « messagers »[33] et où jamais n’interviendrait la subjectivité de l’auteur. Toutefois, Richard Norton-Taylor dit que le théâtre Verbatim montre que le théâtre peut être « complémentaire au journalisme, et parfois bien plus efficace que le journalisme. »[34] De la même façon, David Hare affirme la supériorité du théâtre sur le journalisme écrit : « Je pense que la vérité sur ce qui s’est passé est révélée par la représentation, alors que la vérité sur ce qui s’est passé n’est pas si clairement révélée par des mots écrits sur une page. »[35] La position de ces deux auteurs suggère que le théâtre peut et doit offrir quelque chose de plus que le journalisme.

Le théâtre Verbatim diffère du journalisme par son système de figuration et parce qu’informer n’est pas son seul but. En effet, le système de figuration du théâtre lui permet non seulement de transmettre des mots, des images, à l’exemple du journalisme, mais aussi d’interpréter les acteurs des événements. Cette capacité du théâtre est décisive pour obtenir un effet de sympathie, d’antipathie ou d’empathie chez le spectateur, tel que dans Bloody Sunday[36], pièce de Richard Norton-Taylor, où « les spectateurs se mettaient réellement à la place des victimes ».[37] Le pouvoir que le théâtre a sur son auditoire est connu depuis toujours, il est lié à la notion de rituel, expérience partagée dans un même temps et dans un même espace entre les acteurs et les spectateurs. Ce pouvoir, associé à la force de persuasion des documents, et à l’ensemble de la mise en scène (disposition des objets, sons, lumières…), a montré son efficacité dans le théâtre politique d’Erwin Piscator. Lui aussi voulait que le théâtre soit en « liaison bien plus étroite avec le journalisme, avec l’actualité quotidienne »[38], mais lorsqu’il fit appel au document, ce ne fut pas seulement pour informer mais aussi pour persuader. Piscator explique les motivations de la figuration dans Malgré tout (1925) de cette manière :

La représentation dans son ensemble n’était qu’un gigantesque montage à partir de discours authentiques, d’articles, d’extraits de journaux […]. Le théâtre devenant pour eux [les spectateurs] réalité, il n’y eut plus dès lors une scène face au public, mais une salle de réunion commune et gigantesque, un gigantesque champ de bataille, une gigantesque manifestation. C’est cette unité qui ce soir-là, révéla le pouvoir d’agitation du théâtre politique.[39]

Le théâtre Verbatim s’inspire, à bien des égards, du théâtre politique de Piscator. Robin Soans avoue que « le public d’une pièce de Verbatim s’attendra à ce que la pièce soit politique […]. »[40] Richard Norton-Taylor, qui dit que les acteurs de ses pièces ne sont pas des prêcheurs, est contredit par son metteur en scène qui dit: « Cela ne me dérange pas. Parce que, si vous prêchez à des convertis, ce que vous faites est souvent de renforcer les convertis »[41]. Il ajoute qu’il y a « trente à quarante personnes par nuit dont les opinions peuvent changer et qui peuvent apprendre quelque chose. Bien, c’est merveilleux – Je veux dire, vous pouvez vous rendre à des meetings politiques où il n’y a que cinq personnes. »[42] Par conséquent, si le théâtre Verbatim se veut « plus efficace » que le journalisme, c’est parce que son but n’est pas que d’informer. Il veut déterminer les causes des événements, discerner les responsabilités de ceux qui y ont conduit, démasquer les hommes politiques et ainsi révéler la vérité. Pour toutes ces raisons, le théâtre Verbatim peut être considéré comme un théâtre politique.

La figuration du pouvoir politique dans le théâtre Verbatim est dépendante de deux facteurs: la volonté d’informer et la volonté de persuader. Il s’agit, pour les auteurs, de dévoiler certaines vérités qui, pour des raisons diverses, sont cachées par le pouvoir. Il leur faut pour cela gagner la confiance du public et, dans le même temps, mettre à bas le masque derrière lequel se cachent les hommes politiques. Le pacte de confiance nécessite de reproduire le réel de manière authentique en copiant la rhétorique, les mots et les gestes, des hommes politiques. Mais, pour découvrir la vérité sur les événements, et pour que les pièces aient un effet dramatique, il faut que le masque politique tombe. Le recours au montage est donc indispensable, malgré le risque d’être accusé de manipulation. Le théâtre Verbatim cultive les paradoxes : celui de faire tomber des masques alors que le théâtre est créateur de masques, celui d’être authentique alors que le théâtre est le lieu de l’illusion, enfin celui d’être objectif alors qu’il est un art, et que tout art est subjectif. C’est pourquoi il oscille entre théâtre d’information et théâtre politique, entre objectivité et subjectivité, sans qu’un type de figuration ne l’emporte jamais réellement sur l’autre.


Notes

  1. Cf. F. Niney, Le Documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klincksieck, 2009, p. 48.

  2. W. Hammond; D. Steward (éd.), Verbatim Verbatim, Contemporary Documentary Theatre, London, Oberon Books, 2008, p. 71.

  3. L’ensemble des traductions qui figurent dans le présent article sont réalisées par son auteur.

  4. Ibidem, p. 73.

  5. Ibid., p. 128.

  6. G. Forestier, « Illusion et théâtre », in Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde [1991], Michel Corvin (dir.), Paris, Bordas, 2008, p. 697.

  7. M. Bernard, « Masque », in Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde [1991], Michel Corvin (dir.), Paris, Bordas, 2008, p. 899.

  8. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 106.

  9. Ibidem.

  10. K. Pohl, Waiting Room Germany, London, Nick Hern Books, 1995.

  11. M. Bernard, op. cit., p. 899.

  12. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 106.

  13. Notons que, indépendamment de sa fonction, le sujet politique est souvent doté d’une forte personnalité, ce qui favorise aussi sa mise en scène. Ainsi, Nicolas Kent explique que la personnalité de Mme Thatcher a aidé l’acteur à l’interpréter fidèlement. Il dit, du personnage qui était sur scène, que « ce n’était pas une imitation mais […] une essence de Thatcher ». (Cf. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 159)

  14. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 130.

  15. Ibidem, p. 125.

  16. Ibid., p. 141.

  17. Ibid., p. 26.

  18. D. Bablet et alii., Collage et montage au théâtre et dans les autres arts, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1978, p. 13.

  19. Cette pièce, française, écrite dans un premier temps en anglais, a toutes les caractéristiques d’une pièce de théâtre Verbatim.

  20. M. Vinaver, 11 Septembre 2001, Paris, L’Arche, 2002, p. 61 à 71.

  21. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 63.

  22. Ibidem, p. 64.

  23. Ibid., p. 62.

  24. É. Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2001, p. 65.

  25. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 152.

  26. Ibidem.

  27. Ibid., p. 128.

  28. Ibid., p. 106.

  29. Cf. J. Mouriquaud, L’Écriture journalistique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 1997, p. 67 : « Surtout, il sait créer un climat tel que, sur la fin, la tentation de “tout dire” soit grande chez l’interviewé. C’est ici notamment la question du “off the record”, c’est-à-dire des propos tenus sous le sceau de la confidentialité qui arrivent souvent en fin d’entretien. Le bon journaliste sait les susciter. Surtout, il sait en tirer parti. »

  30. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 18.

  31. Ibidem, p. 41.

  32. É. Neveu, op.cit., p. 64.

  33. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 128.

  34. Ibidem, p. 105.

  35. Ibid., p. 71.

  36. R. Norton-Taylor, Bloody Sunday. Scenes from the Saville Inquiry, London, Oberon Modern Plays, 2005.

  37. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 149.

  38. E. Piscator, Le Théâtre politique, [Das Politische Theater, 1929], trad. fr., Paris, L’Arche, 1962, p. 41.

  39. Ibidem, p. 69-71.

  40. W. Hammond; D. Steward (éd.), op.cit., p. 19.

  41. Ibidem, p. 145.

  42. Ibid., p. 146.

Professeur en Lettres modernes à Collège Louis Grignon

Jérémy Mahut est doctorant en littérature comparée, rattaché à l’équipe du CRIMEL (Centre de recherche interdisciplinaire des modèles esthétiques et littéraires à l’université de Reims) et à l’équipe du CRHQ (Centre de recherche en histoire quantitative à l’université de Caen Basse-Normandie).