Figurations du pouvoir militaire dans le cinéma brésilien : Esquisses d’une atmosphère oppressante

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Figures et figurations du pouvoir politique” dirigé par Sylvie Servoise.

En 1964, l’instauration de la dictature militaire au Brésil entraîne dans son sillage, outre la fin des utopies réformistes de la gauche ayant fait campagne pour accéder au pouvoir, un durcissement de la vie politique qui montrera son véritable visage en 1968 lorsque l’Acte Institutionnel n°5 sera promulgué et abolira les droits constitutionnels en garantissant au président militaire les pleins pouvoirs. Cette sombre époque, finement restituée depuis le retour à la démocratie (Z. Ventura 1988 ; E. Gaspari, 2002) a également influencé et inspiré le cinéma brésilien qui à son tour contribue à la construction d’un discours sur celle-ci. Loin de refléter le simple point de vue du réalisateur et/ou du scénariste, le discours cinématographique s’agence à l’intérieur d’un système de valeurs et de croyances partagées par la culture qui le voit naître (Thomas, 2009). Ainsi, penser, représenter, figurer le pouvoir politique dans un film est une des façons possibles d’interroger, au travers d’une proposition précise, la nature et le degré de ce pouvoir ainsi que ses caractéristiques et ses effets.

Le cinéma brésilien au lendemain de la dictature : entre sidération et nausée

Dès 1964, au lendemain de l’instauration de la dictature militaire au Brésil, le film de Paulo Cezar Saraceni, Le défi[1] (O desafio) déployait une narration subtile et engagée sur l’état de sidération d’un journaliste face au pouvoir politique totalitaire. La représentation de la dictature ne s’incarnait pas en un personnage précis mais au travers d’une présence, un esprit des lieux, une atmosphère oppressive et répressive essentiellement visible à partir de ses conséquences désorganisatrices sur les uns et sur les autres. A travers la figuration du pouvoir en place, Le défi questionne la fonction et l’avenir des illusions. La figuration du pouvoir oppressif dans ce film se manifeste essentiellement au travers de l’errance du personnage principal confronté à l’injustice sociale : Marcelo, journaliste, est déprimé par le coup d’état militaire qui lui impose dorénavant le silence. L’errance topographique du personnage est le prétexte narratif permettant de camper la réalité brésilienne. La traversée des espaces se transforme progressivement en errance mentale au fur et à mesure que ces espaces particuliers, ces espaces de résonances, traversent le personnage et deviennent l’écho du sentiment d’oppression qui l’habite. Ainsi, dans la chambre du journaliste, le tableau de Picasso Guernica faisant face à l’affiche du film de Glauber Rocha, Le Dieu Noir et le diable blond [2] (Deus e o diabo na terra do sol) fait office de miroir et renvoie au Nordeste brésilien, thématique du film de Rocha, l’image d’une terre d’affrontement où, comme dans le cubisme, les visages y sont déformés par la faim, où, comme dans Guernica, des enfants meurent dans les bras de leurs mères. L’insupportable réalité sociale brésilienne, que Marcelo dénonce en tant que journaliste, s’exprime sur ses murs tandis que le pouvoir en place s’apprête à bâillonner toute critique sociale. Sa déambulation le conduit à emprunter les chemins sinueux de la ville tandis que les paroles de la musique extradiégétique, musique qui se superpose donc aux images du film sans être issue du monde interne de l’œuvre, commentent cette réalité maintenant impossible à dénoncer : « Tout le monde me dit que je dois boire et manger, mais comment le pourrais-je, manger et boire sans avoir l’impression de voler ce que je bois, ou mange à un frère affamé et assoiffé, à un frère… Je sais qu’il faut mourir… Je sais qu’il faut tuer… C’est un temps de guerre… C’est un temps sans soleil… J’ai vécu dans les villes, parmi les miens, au temps de la révolte… C’est un temps de guerre, un temps sans soleil. Rappelle-toi de cette époque, de cette époque de guerre. C’est un temps de guerre, un temps sans soleil, ne soyons pas les complices du mal. » Dans un bar de la ville, une autre chanson, diégiétique cette fois, et donc issue du monde interne de l’œuvre au travers des paroles d’un personnage, se fait manifeste contestataire : « 500 enfants meurent chaque jour (…)  l’inflation a grimpé de 400% (…) 99% de notre peuple n’arrive pas jusqu’à l’université… En 1950 plus de 2 millions de Nordestins ont connu la faim. C’est 10% de la population du Ceara, 13% du Piaui, 15% de Bahia, 17% d’Alagoas » Cette réalité est mise en lien avec l’interdiction de la dévoiler et les risques pris par ceux qui osent la mettre en relief ainsi que le rôle des journalistes. Ainsi, tandis que sa chanson dénonce l’injustice sociale, le chanteur précise : « C’est le journal qui le dit, moi je dis ce que je lis, pas ce que je vois, parce ce que ça, j’ai pas le droit de le dire…Moi je crois que l’enfance doit vivre. C’est le journal qui le dit, l’inflation a grimpé de 400%, je dis ce que je lis, pas ce que je vois, parce ce que ça, j’ai pas le droit de le dire… moi, je crois que le peuple doit pouvoir manger… c’est le journal qui l’a dit : 99% de notre peuple n’arrive pas jusqu’à l’université, pauvres travailleurs… » Les chanteurs parviennent, contrairement à Marcelo, a donner une forme, un visage à l’oppression politique, ils incarnent ainsi une fonction phorique de porte-parole (Kaes, 2007 p. 155), représentants des autres et portant une parole collective et dangereuse pour soi. Dans le même mouvement, la chanteuse Maria Betania surgit dans le bar et chante la célèbre chanson Carcarà pour donner un visage à ce qui oppresse le peuple : « … Carcarà, là-bas au sertão, c’est une bête qui vole comme un vautour, c’est un oiseau mauvais qui a un bec et qui attrape comme un épervier… Cacarà, quand tout brûle, il rit, il chante, Cacarà… Il mange même des serpents brûlés, quand la fournaise s’installe il ne va pas mourir de faim, il mange tout ce qui passe, il l’attrape, le tue et le mange. Cacarà est le vautour de mon sertão… ce qui passe, il l’attrape, le tue et le mange ». Un intéressant dialogue et un jeu de miroir se nouent dans cet extrait, car c’est la prose journalistique, dont Marcelo est un des représentants, qui nourrit la prose artistique des chanteurs, prose qui vient à son tour alimenter l’état de dépression de Marcelo. Le retrait apathique du journaliste, comme stratégie identitaire mise en place au lendemain de l’instauration du coup d’Etat militaire, est en lien avec la perte des illusions d’une gauche critique qui proposait des réponses aux problèmes sociaux au moment où le coup d’Etat advient. Film censuré à sa sortie, O desafio rend compte de la sidération et du sentiment d’impuissance de la gauche brésilienne confrontée à l’instauration du régime militaire essentiellement ressenti, dans ce film, au travers de la quête désorganisée de moyens d’actions et d’espoirs du personnage censé, par sa profession, être un médiateur entre le pouvoir en place et le peuple.

Terre en transe[3] (Terra em transe) de Glauber Rocha (1967) ira plus loin que Le défi en donnant un visage au pouvoir politique répressif et en donnant une forme particulière au conflit intrapsychique vécu par un poète qui, ayant cru à la politique et au peuple, préfère mourir lorsque ses illusions se dispersent. Le contexte de diffusion du film, qui sera également censuré sur le territoire national, est l’année 1968 qui sonne le glas de la relative liberté de création tolérée jusqu’alors.

L’histoire de Terre en transe se déroule dans un pays imaginaire, l’Eldorado, dans lequel un poète ambigu et à l’agonie, Paulo Martins, revit les quelques dernières années d’un parcours au côté d’hommes censés vouloir changer le monde. Au côté de sa maîtresse, il mesure le gouffre séparant ses poèmes de la réalité sociale insupportable et révoltante. Il mesure aussi ses propres trahisons. N’hésitant pas à condamner les politiciens et le peuple qu’il juge stupide et lâche, il meurt à l’image du continent latino-américain : « nos rêves, nos coeurs, nos amours, vous avez tout vendu ! » Ce film se présente comme une réflexion sur la politique. Ceux qui incarnent le pouvoir ne sont mobilisés que par la volonté d’être au pouvoir ; ainsi, Vieira, le gouverneur de la province d’Alecrim, semble construire sa campagne politique autour des revendications du peuple. En réalité, il n’en est rien. Le peuple ne représente rien et ne sera jamais représenté par personne. Don Porfirio Diaz, un sénateur, fait une campagne politique conservatrice en se référant à sa foi en Dieu. En réalité, l’homme nous est présenté comme un mégalomane avide de toute puissance. D’abord lié à Vieira, Paulo découvre et adhère à sa réalité avant de se détourner de lui. L’Eldorado, c’est le Brésil et le Brésil est n’importe quel pays d’Amérique Latine et l’Amérique Latine est n’importe quelle région du monde où les Compagnie d’Exploitation Internationales affament le peuple et étouffent sa voix. La subtilité du film, quant à la figuration du pouvoir, politique et économique, consiste en l’élaboration d’un discours sur la corruption des valeurs. Paulo Martins, qui à la fin du film prendra les armes contre les représentants du pouvoir et sera atteint par leurs balles, aura un moment de lucidité en interrogeant, tandis qu’il meurt, sa maîtresse : « ah Sara, je suis en train de mourir, tous vont dire que j’ai été un fou, un anarchiste, où étais-je il y a un, deux, trois ans ?» En effet où se trouve réellement celui qui milite contre l’oppression politique ? Tandis que Vieira s’exclame : « Le pays a besoin de poètes et de révolutionnaires » induisant ainsi, la mobilisation du poète à ses côtés, Porfirio Diaz affirme sans ambiguïté : « le peuple n’est rien ! Le peuple est aveugle » entraînant à son tour un écho verbal de la part de Paulo Martins : « Tu vois ton peuple ? Un analphabète, complètement dépolitisé ! » va-t-il dire tandis que le peuple reste silencieux face à l’oppression. Mais que ce passe-t-il lorsque le peuple ose prendre la parole ? Qu’en est-il du poète militant proche du pouvoir et de ses ambitions ? Un extrait du film répond à cette question. Dans cet extrait, un homme du peuple, Felicio, résiste à l’ordre de quitter les terres d’un grand propriétaire terrien : « …si la justice dit qu’on doit partir, on préfère mourir, mais on ne part pas. »

Paulo  le reprend sèchement et le force à reculer : « Du calme Felicio ! Respecte le gouverneur ! » Felicio est déconcerté par cette attitude : « M. Paulo, M. Paulo…on est bien obligés de crier…de crier avec ce qui nous reste, avec nos os, avec tout ! » Paulo lui impose le silence, le laissant de plus en plus désemparé : « M. Paulo, vous étiez mon ami ! Vous nous aviez promis ! » Paulo, le poète, l’ami du peuple lui répond ainsi : « Tu es un pauvre type ! Un lâche, un faible !  Tu vois bien que tu ne vaux rien !” Felicio sera étranglé et traité de communiste par un homme qui surgit de la foule. Paulo, le poète politicien méprise en réalité ce peuple qui pourtant continue à le considérer avec respect (« Monsieur Paulo »). Traité en esclave que l’on peut battre afin d’anéantir sa parole, l’opprimé intègre que son destin est entre les mains d’un plus puissant que lui. Un autre extrait de Terre en Transe souligne l’idée selon laquelle la parole n’est partagée avec l’aliéné que lorsqu’il accepte de la refuser. Felicio avait pris la parole, il l’avait arrachée en quelque sorte. Dans cet extrait, un autre homme du peuple, Jeronimo, se voit lui, accorder un droit de parole – un fragment de pouvoir, en somme – dont il va se servir pour affirmer sa soumission : « Je suis un homme pauvre, je ne suis qu’un ouvrier, président de mon syndicat, je suis dans la lutte des classes, je crois que tout va mal. Je ne sais pas quoi faire, le pays est en crise. Le mieux est d’attendre les ordres du président ». La figuration du pouvoir politique oppressif et répressif nous incite à comprendre cette soumission à l’autorité comme une stratégie de survie. Felicio et Jeronimo sont-ils si différents ? Albert Memmi brossant le portrait de L’Homme Dominé révèle la logique de leurs discours comme étant les deux moments d’une même vérité concernant l’oppression dont ils sont l’objet (MEMMI, 1958, p.11-12).

D’autres films des années soixante discutent la question du pouvoir mais de façon de plus en plus métaphorique étant donné que la dictature en place exerce une censure grandissante à partir de 1968.

Le cinéma contemporain : expressions de la résistance et de la déstructuration

Le retour à la démocratie, en 1985, permet au cinéma brésilien d’interroger avec une certaine insistance l’Histoire des années de plomb (1968-1974) au travers de reconstitutions historiques. Les points de vues privilégiés par les cinéastes en ce qui concerne la figuration du pouvoir politique, peuvent se subdiviser en deux groupes : la représentation de la lutte armée d’une part, et c’est le cas de films comme Quatre jours en septembre[4] (O que é isso companheiro) de Bruno Barreto, 1997 ou Lamarca[5] de Sergio Rezende, 1994 ; la représentation de la déstructuration familiale conséquente à la mise en place du régime militaire d’autre part, et c’est le cas de films comme Zuzu Angel[6] de Sergio Rezende, 2006 ou de L’année où mes parents sont partis en vacances[7] (O ano em que meus pais sairam de ferias) de Caio Hamburger 2007.

Quatre jours en septembre (Bruno Barreto, 1997) est l’adaptation du livre éponyme de Fernando Gabeira, journaliste au Jornal do Brasil. Le film raconte l’épisode historique de l’enlèvement de l’ambassadeur américain Charles Elbrick en 1969 par un groupe de jeunes militants révolutionnaires issus du Mouvement Révolutionnaire du Octobre (MR8[8]) : en 1968 alors que la dictature militaire est installée au Brésil depuis quatre ans, l’Acte Institutionnel n°5 qui met fin à la liberté de la presse et aux droits des citoyens vient d’être décrété. Fernando et Cesar, jeunes militants de gauche, décident d’entrer dans la lutte armée. Ils intègrent le MR8 et seront rebaptisés : Fernando deviendra Paulo, Cesar sera Osvaldo, Les actions révolutionnaires du groupe s’orientent vers des braquages de banque afin d’assurer la visibilité et la viabilité de la lutte armée. La presse est sous censure et n’évoque donc pas ces braquages assortis de tracts révolutionnaires distribués aux clients et salariés apeurés. Capturer l’ambassadeur américain Charles Elbrick et exiger, contre sa libération, celle de quinze prisonniers politiques devient alors l’idée centrale du MR8 pour sortir le pays de l’ignorance concernant la réalité politique du pays. Deux experts de la révolution urbaine, Tolédo, un vieux révolutionnaire ayant participé à des actions lors de la guerre civile espagnole, et Jonas s’associent au groupe et dirigent l’opération. Le film raconte quatre jours au cours desquels l’ambassadeur est kidnappé, un échange de prisonniers est proposé, le groupe est repéré alors que le gouvernement est contraint d’accepter les conditions du MR8, quinze prisonniers sont libérés et l’ambassadeur relâché. Quelques mois après, les jeunes révolutionnaires du MR8 seront emprisonnés, torturés puis finalement expulsés en échange de la libération d’un autre ambassadeur kidnappé. Dans ce film, la figuration du pouvoir politique constitue le contre-champ de celle de la lutte armée. Tandis que le spectateur assiste à l’organisation du groupe et à l’élaboration de leurs revendications étayées sur un contexte politique qu’ils dénoncent, l’évocation de « disparus politiques » et des tortures qui existent dans les sous sols des quartiers militaires mettent en évidence, au niveau discursif plus qu’au niveau iconique, une étape précise de la répression dictatoriale : faire disparaître des corps pour plonger la population dans le doute et la terreur. A la fin du film le spectateur découvre une des militantes, ayant été capturée et certainement torturée, puisqu’elle se trouve en chaise roulante sur le tarmac de l’aéroport tandis qu’elle s’apprête à s’exiler avec ses camarades d’infortune. Sa voix off commente les images : « Fernando, le kidnapping de l’ambassadeur Allemand m’a rempli d’espoir. Se peut-il que tu fasses partie toi aussi de la liste de prisonniers politiques à libérer ? Qui sait ? Je vais peut-être te voir au moment de l’embarquement pour l’Algérie. Jonas et Toledo sont morts… quant à moi… ne sois pas effrayé de ce que tu vas voir… » Cette dernière séquence du film, qui se déroule dans ce lieu intermédiaire que constitue le quai d’envol (plus tout à fait au Brésil mais pas encore ailleurs), nous parle de l’expulsion comme figure d’un rapport de force illusoire et comme le lieu de sentiments mitigés: la puissance militaire – symbolisée par l’avion militaire qui va emporter les bannis loin de la terre natale – partage ce même lieu avec les militants opposants prisonniers qui représentent la mort consentie à l’idéologie mais aussi l’usure des rêves, car le « … quant à moi…. ne sois pas effrayé de ce que tu vas voir… » de Maria en chaise roulante signifie davantage « ne crains pas de voir que je ne crois plus ». Dans le plan final de cette séquence, elle est une des seules à ne pas lever ni poing, ni à faire le V de la victoire pour la photographie qui illustrera les quotidiens brésiliens. Un arrêt sur image viendra signifier un arrêt dans le temps et le floue qui s’en suit est peut-être l’expression d’un oubli de ce temps. Expulsés du Brésil, ces militants le sont peut-être aussi des mémoires. La puissance du pouvoir politique est représentée à partir de la désillusion des personnages. Condamnés à se cacher, ils constatent que rien n’a changé dans la situation brésilienne malgré leurs actions révolutionnaires. Leurs rêves révolutionnaires ne supplantent pas la réalité : « Ҫa a été un rêve qui ne s’est pas réalisé… » dira l’un d’entre eux. Notons également que la figuration du politique dans ce film se construit également au travers d’un discours paradoxal. Dans un premier temps, Quatre jours en septembre, tente par le biais d’un personnage périphérique – la petite amie d’un tortionnaire zélé – de dévoiler le processus de questionnement qui prend place dans la population. À la suite de la demande de libération de quinze prisonniers politiques en échange de la libération de l’ambassadeur américain retransmise au journal télévisé, la jeune femme se tourne vers son amant : « Tu n’es pas en train de faire toutes ces horreurs ?… torturer des gamins… Pourquoi ? La plupart d’entre eux ne sont que des enfants pleins de rêves…» Questionnement nécessairement inapaisé : « Parce que c’est mon boulot, j’ai été désigné pour cela », va répondre, laconique, l’amant. Dans un deuxième temps, nous découvrons ce tortionnaire zélé se questionner lui-même sur le sens de son travail. : «  Tu arrives à bien dormir, toi ? Moi non, je rêve que tout est à l’envers » dit-il à son collègue de travail alors même qu’il se prépare à piéger les jeunes militants. Figuration problématique d’un bourreau qui se questionne et se positionne ainsi comme victime complice d’une société perverse (Eiguer, 1989, p. 16-19)

Lamarca (Sergio Rezende, 1994) est un des films annonçant la renaissance du cinéma brésilien. Le film retrace un événement historique : la conversion d’un militaire à la lutte armée. Carlos Lamarca  est un militaire qui, pendant deux ans, va mener la vie clandestine d’un groupe d’extrême gauche auquel il fournit des armes pour faire exister la révolution. Au cours de ces deux années il va revoir son passé et tenter de comprendre ce qui l’a amené à changer de bord. Il sera recherché et traqué par la police et les militaires pour être finalement abattu au cœur d’un village dans lequel il se cache. Tout commence au cours d’une opération militaire : envoyé au Canal de Suez pour y assurer la paix dans la région, le capitaine Carlos Lamarca se convertit aux idées de gauche à la vue d’un peuple aussi miséreux et affamé que son propre peuple et qui lui fait prendre conscience de son propre aveuglement. A son retour, il mènera la double vie de militaire et de guérillero. Il détournera des armes, formera des hommes, attaquera avec eux des banques afin d’obtenir de l’argent pour la révolution et tentera d’installer dans le sertão de Bahia, au cœur d’un village, un camp d’entraînement pour former les paysans aux techniques de cette révolution. Au cours de ce parcours, sa femme et ses enfants, pour des raisons de sécurité, seront envoyés à Cuba. Lamarca tombera amoureux de Clara, sa compagne de combat. Séparé de Clara, il tentera de lui faire parvenir des lettres mais celles-ci seront interceptées par des militaires qui se rendront à son adresse pour la capturer. Clara se suicidera d’une balle dans le cœur. Lamarca, usé, fatigué et malade sera également tué. La figuration du pouvoir politique s’incarne d’abord à travers la dissidence de Larmaca : c’est du dedans que le capitaine juge la répression du peuple. Entre deux déserts, celui de Suez et celui du Sertão de Bahia, sa dissidence aura pour raison la fidélité à ses principes personnels plutôt qu’aux normes politiques et institutionnelles : « Traître ? Être loyal, qu’est-ce que c’est ? Etre loyal c’est se taire devant les pires injustices ? Être loyal c’est être contre le peuple ? J’ai toujours voulu être un militaire et je ne cesserais pas de l’être. Mais je change de camp : je passe du côté des exploités » dit-il à son père. Mais la puissance politique oppressive est aussi figurée par le biais du destin du personnage : lui qui rêvait de transformer la société brésilienne, il va mourir sans que rien ne change. La puissance militaire se manifeste encore par les arrestations d’étudiants, ces principaux protagonistes des luttes de 1968 et post-68 (Aarão Reis Filho, P. de Moraes, 1998, p. 19) et au travers de contrôles divers, d’abord présentés en toile de fond ou à la périphérie de la vie de Lamarca. Comme précédemment, le pouvoir politique est figuré au travers de ce qu’il s’agit de combattre, même au prix de sa vie : rédigeant une lettre à ses enfants, Lamarca écrira « Mes enfants… ici au Brésil, beaucoup d’enfants ont faim et non rien, ils sont nus pieds… Je suis resté ici pour en finir avec ça. ». L’influence du régime politique brésilien des années de dictature s’incarne également au travers la propagande dont sera victime Lamarca lui-même. En effet, il se bat pour les paysans et sera pourtant dénoncé par eux qui ne peuvent saisir le sens de sa révolte. Tout au long d’un parcours constitué de ruptures – professionnelle et sentimentale – et qui prend la forme de l’errance, de l’exil, avant d’aboutir à la mort, Larmarca ne peut rien contre la puissance militaire.

À la périphérie des histoires de luttes et d’engagements politiques racontées à partir de la vie des résistants ou opposants politiques, les films brésiliens comme Zuzu Angel (Sérgio Rezende, 2006) et L’année où mes parents sont partis en vacances (Cao Hamburger, 2007) reconstituant cette époque et se concentrant sur la destruction familiale, mettent en perspective un personnage non engagé, non impliqué dans la politique qui subit la dictature à partir du lien qu’il entretient avec un autre personnage brièvement évoqué, qui lui est pourchassé en tant qu’opposant politique. La souffrance, l’angoisse, l’inquiétude de l’entourage est le point de focalisation de ces films qui représentent le pouvoir à partir du ressenti des acteurs d’une société civile non engagée et souvent aveuglée car ignorante ou immature. Zuzu Angel (Sérgio Rezende, 2006) est la reconstitution d’un épisode historique qui expose aux spectateurs le drame d’une femme publique brésilienne, la styliste Zuzu Angel Jones et de son fils, Stuart Edgar Angel Jones, jeune militant du MR8, torturé et assassiné en 1971. Après avoir lu le rapport d’un témoin sur les circonstances de la mort de son fils, Zuzu Angel consacre cinq ans à la recherche de la vérité sur la mort de son fils et à la recherche du corps de celui-ci. Faisant appel au soutien de ses clientes célèbres comme Joan Crawford, Liza Minelli ou Kim Novak ou encore au secrétaire d’état américain Henry Kissinger et au sénateur Ted Kennedy, en rappelant que son fils était le fils d’un nord américain, Zuzu se sentait elle-même menacée. À son ami, Chico Buarque, elle adresse une lettre dans laquelle elle affirme que si quelque chose lui arrive, il s’agira d’un attentat orchestré par ceux-là mêmes qui ont assassinés son fils. Une semaine après, elle meurt d’un accident de voiture à l’aube du 4 juin 1976 dans des circonstances demeurées mystérieuses. Dans ce film, la représentation du pouvoir militaire se manifeste en toile de fond d’une part, avec le face-à-face entre la société civile et les militaires montés sur leurs chevaux, des adultes arrêtés au cours de manifestation, mais d’autre part et de façon systématique dans le face-à-face d’une mère avec ce pouvoir politique totalitaire qui s’incarne dans différents interlocuteurs militaires, sourds à sa douleur, et se sentant de plus en plus menacés par cette femme : « mesurez vos paroles Madame, sinon vous serez mise en prison pour irrespect à ce tribunal » lui hurle ainsi le président du tribunal militaire lorsqu’elle réclame à corps et à cris le corps de son fils. La succession des figures et des groupes d’individus représentant le pouvoir politique et le régime militaire dilue le visage du dictateur dans celui de ses multiples incarnations et plaide pour une responsabilité collective de cette situation d’oppression et de répression politique. Cette responsabilité collective inclut la complicité de l’église : dans ce film, un prêtre minimise les actions de tortures de la dictature et rappelle à Zuzu Angel que les jeunes ont choisi leur côté. Des scènes de tortures se focalisent sur le corps du torturé davantage que sur le visage des tortionnaires, comme pour saisir à chaque instant et sans ambiguïté le point de vue de la victime. L’année où mes parents sont partis en vacances (Cao Hamburger, 2007), se déroule en 1970 quand le Brésil, en plein régime militaire dictatorial, s’apprête à célébrer la coupe du monde. Mauro, un enfant de onze ans, imagine que ses parents ont pris quelques jours de vacances alors qu’ils sont en cavale. Pour assurer la sécurité de leurs fils, les parents ont en effet décidé de le mettre à l’abri chez le grand père paternel, mais ce dernier est mort et Mauro sera recueilli par la communauté juive de l’immeuble où habitait son grand père. Le climat de tension dans lequel se retrouve le pays est subtilement retracé au travers des yeux d’un enfant qui cherche à donner un sens à une attente qui se prolonge et à ce qui se déroule sous ses yeux : arrestations, militaires qui débarquent à l’université, chuchotements entre adultes. Tandis que le Brésil célèbre son titre de trois fois champion de football et qu’une partie de la société brésilienne semble aveugle ou ignorante, la mère revient enfin, mais seuls, en larmes et sans le père. Elle revient chercher son fils pour l’emporter avec elle en exil. Le pouvoir militaire oppressif se manifeste dans ce film à trois niveaux différents : au niveau individuel, il désorganise la vie de l’enfant et de sa famille en installant Mauro dans une attente qui devient de plus en plus douloureuse et incompréhensible en faisant surgir en lui un sentiment d’angoisse et d’abandon. A un homme qui dit être ami de ses parents, il demande : « Tu sais où sont mes parents ? Tu sais quelque chose ? » « Ils sont en vacances » répond l’ami. « C’est ça, ouais, en vacances » rétorque Mauro de plus en plus suspicieux. Au niveau collectif et dans la société civile, ce pouvoir est à peine esquissé : au détour de quelques plans à peine, une voiture militaire qui semble faire des repérages, des adultes qui paraissent se cacher, des gens qui chuchotent, des militaires sur des chevaux qui procèdent à des arrestations. Au niveau du pouvoir politique en lui-même et de ses représentants, ils ne sont représentés qu’en tant que groupes silencieux, à peine visibles. Uniquement repérables par ceux qui les redoutent. La figuration du pouvoir politique se fait, en creux, à partir de la déchirure ineffable qu’il provoque.

Qu’il s’agisse de la représentation de la lutte armée ou de celle de déstructuration familiale conséquente à la mise en place du régime militaire, nous remarquons que des éléments communs étayent les discours filmiques : la mise en image de la confrontation entre la société civile aveugle et/ou aliénée avec une partie de la population militante et rebelle est un de ces éléments. Un autre point commun est repérable dans le choix de saisir une époque plutôt que de figurer au travers d’un corps physique, celui du dictateur, la dictature brésilienne. Ainsi, nombreux sont les militaires, les policiers, les indicateurs mais la présence du dictateur à la tête du régime reste absente. Cette représentation tient en partie du fait que la dictature militaire brésilienne, au contraire des autres dictatures latino-américaines, s’est incarnée de 1964 à 1985 au travers d’une succession de généraux : Castelo Branco, Costa e Silva, une junte militaire de transition, Garastazu Medici, Ernesto Geisel, João Figueiredo. Il ne s’agit donc pas, pour le cinéma brésilien, de donner un visage à un homme incarnant une époque mais de tracer les contours de l’esprit de cette époque dont les aspects tout à la fois étouffants, oppressants et générateur de révoltes et d’espoirs ne cessent de questionner la société brésilienne. Plus de quarante ans après l’instauration de la dictature militaire, plus de vingt ans après le retour à la démocratie, il est possible qu’à l’instar du personnage de Terre en Transe, le poète ambigu Paulo Martins, une partie de la population brésilienne, et des cinéastes brésiliens, tout en tournant les pages de l’Histoire se demandent : « ah Sara (…) tous vont dire que j’ai été un fou, un anarchiste, où étais-je il y a [un peu plus de quarante] ans ? ».


Notes

  1. Sorti en France en 1967.
  2. Sorti en France en 1967,
  3. Sorti en France en 1967.
  4. Sorti en France en 1999.
  5. Sorti en France en 2001.
  6. Sorti sous le même titre en France en 2006.
  7. Distribué en France en 2007.
  8. Pour mieux connaître ce groupuscule et la situation brésilienne des années soixante, voir la vidéo de l’interview que nous avons réalisée d’un des membres de la direction du MR8 devenu historien après avoir été révolutionnaire. « Portrait du rebelle en historien », vidéo intégralement visible sur le net : http://erikathomas.free.fr/cm/video.php?id=5
Professeure des universités à ICL Lille | Site Web

Erika Thomas est professeure des universités à la FLSH Lille. Son travail porte sur les Recherches Cinématographiques et Audiovisuelles et membre de l’IRCAV Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Elle est également Auteure et Réalisatrice de films documentaires.