Portrait en creux de l’homme politique moderne (à propos de The Deal et The Queen de Stephen Frears)

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Figures et figurations du pouvoir politique” dirigé par Sylvie Servoise.

Réalisés respectivement en 2003 et 2006 par Stephen Frears, The Deal et The Queen ont rencontré, de la part du public anglais, un succès étonnant et imprévu. Succès d’autant plus intéressant à observer que ces deux long métrages ne revisitent pas un passé lointain mais des hommes et des questions (l’héritage de Tony Blair, sa rivalité avec Gordon Brown) qui dominent encore la vie politique anglaise et dont le sens fait toujours débat.

L’Angleterre assiste actuellement à l’agonie du New Labour, ce mouvement de rénovation du Labour Party traditionnel, inauguré par Tony Blair et Gordon Brown parvenu au pouvoir en 1997. Plus de dix ans plus tard, Brown possède une côte de popularité désastreuse, sa majorité a largement perdu les élections municipales et européennes, son gouvernement est criblé de scandales et les nouvelles élections, qui auront lieu avant juin 2010, semblent jouées d’avance, au point que la seule question intéressant les politologues semble être celle de l’ampleur de la débâcle annoncée. Or le diptyque se concentre sur des étapes cruciales de la création du New labour, désormais mourant, et de sa consolidation au pouvoir. Un personnage fait office de lien entre les deux scénarii, écrits par Peter Morgan : Tony Blair (incarné par Michael Sheen), dont est représentée la trajectoire, de ses premiers pas de député jusqu’à ses débuts de Premier Ministre.

Première collaboration du trio Frears/Morgan/Sheen, The Deal est un téléfilm de prestige fondé sur une légende urbaine de la politique anglaise : le contrat passé entre Blair et Brown assurant au premier le poste de chef du parti s’il acceptait, une fois au pouvoir, de se désister lors de son deuxième mandat au profit du second. The Queen, financé grâce au succès critique du premier opus, reprend la trajectoire de Blair, et se concentre sur ses premiers mois au pouvoir. Le Premier Ministre doit alors affronter la crise médiatique sans précédent déclenchée par la mort de Lady Di. Si The Deal n’a connu qu’un succès d’estime, The Queen est un triomphe mondial et confère au premier film, plutôt confidentiel, une part de son aura.

Comme le dit lui-même le cinéaste, le principal attrait de The Deal et The Queen était la présence de Tony Blair : « personne n’avait réalisé de film montrant un Premier Ministre en exercice »[1]. Effectivement, la question centrale que pose le dytique, en récréant par la fiction des événements récents, est celle de la représentation d’un pouvoir en place. Cette problématique est également au cœur du W (2008) d’Oliver Stone (dont Blair est un personnage secondaire). Le désir de revisiter et comprendre un passé pourtant si proche n’est toutefois pas étonnante dans le cadre du cinéma dit historique puisque, comme l’avait remarqué Pierre Sorlin, celui-ci est en permanence hanté par le temps présent : « le film historique, prenant comme base des événements passés illustre des problèmes politiques contemporains ; il opère de bout en bout, une translation vers le présent… Davantage qu’une explication, il propose une caractérisation, une vue globale de la période choisie[2] ». Si la décision de filmer dans le cadre de la fiction le Premier Ministre en exercice est un acte porteur de sens, la vision que propose le cinéaste de cet homme politique devenu homme de cinéma semble alors cruciale. Frears a donc filmé un acteur dans la peau de Blair. Mais quel personnage proposent le comédien et le réalisateur ? Seul élément récurrent des films, Blair est, à ce titre, le point central du diptyque. Quel est donc ce Blair de fiction ? Quelles sont ses interactions avec les autres figures représentées, et quelle vision du pouvoir, et plus précisément du pouvoir dans l’Angleterre contemporaine, livre finalement Frears ?

Les événements décrits dans The Deal et The Queen proviennent des recherches de Morgan, spécialiste des fictions politiques (rappelons qu’il est également l’auteur de Frost/Nixon de Ron Howard, 2009), sur la création du New Labour. The Deal conte la prise du pouvoir par Blair et The Queen un moment capital de sa carrière, à la source de sa solide popularité initiale. Malgré cette cohérence narrative entre les deux scénarii, les films révèlent des options de réalisation éloignées. Drame politique, The Deal est un film sec, nerveux. La caméra est en perpétuel mouvement et les séquences sont plutôt courtes, relayées par un montage qui insère fréquemment des gros plans (de mains, de lunettes) au milieu de discussions filmées en un plan général. L’action se déroule souvent en intérieurs. Les cadres du film communiquent une impression d’étouffement par des compositions surchargées d’éléments divers (silhouettes, décor, objets) qui laissent peu de place à l’espace et renforcent l’atmosphère tendue du récit. Par opposition, The Queen peut apparaître comme un film extrêmement sobre, voire sage. Les séquences sont plus longues, plusieurs scènes se déroulent dans les espaces immenses du domaine royal et les plans sont moins serrés sur les personnages, laissant ainsi respirer les décors imposants où se déroule une grande part de l’action. Ces choix de réalisation semblent pensés par le cinéaste dans le but d’épouser le rythme intérieur des personnages : la Reine vit dans une ambiance plus formelle et luxueuse que les jeunes députés ambitieux et pressés de The Deal. Ils reflètent donc une donnée essentielle des deux films : leur capacité à faire corps avec le protagoniste principal.

Ainsi, The Queen est un récit plutôt mélodramatique, qui décrit une crise personnelle et professionnelle. L’émotion potentielle du sujet est renforcée par la volonté de Frears de se placer dans le regard de son héroïne. La démarche du cinéaste est plus particulièrement visible dans des scènes comme la visite de la Reine au mausolée, ou sa rencontre avec un cerf. Dans ces deux séquences, Frears tente de communiquer l’émotion de son personnage par une suite de plans larges, de plans rapprochés sur le visage d’Helen Mirren (l’interprète de la Reine) et de contrechamps qui relaient son regard. Une telle volonté de prendre le parti de l’émotion du personnage est probablement l’une des principales raisons du succès commercial du film. Par contraste, The Deal est un récit au potentiel mélodramatique moins fort et qui ne semble pas, dans son découpage, épouser le regard de Brown. Néanmoins, celui-ci est au centre du récit qui commence et finit avec lui. La structure du film, en flash-back, est rythmée par une image récurrente : Brown, filmé en gros plan, attendant dans un restaurant l’arrivée de Blair. Ce plan suffit pour communiquer au spectateur l’impression que le récit surgit des souvenirs et des interrogations de Brown, et rapproche ainsi The Deal de la vision plus subjective de The Queen.

Dans les deux cas, la caméra de Frears semble nous placer au cœur des interrogations de ces deux protagonistes si différents. Pourtant, leurs trajectoires convergent sur un point majeur : elles sont construites autour de la prise de conscience de la nature exacte de leur pouvoir, moins grand qu’ils ne le croyaient. La Reine est violemment critiquée pour sa prétendue indifférence à l’égard de la mort de Lady Di et de la souffrance de son peuple, tandis que Brown, qui se pensait héritier naturel de la couronne du Labour Party, voit son disciple présumé la lui arracher. Tous deux doivent finalement se plier aux volontés, pourtant présentés comme de simples conseils, de Blair. Ce dernier est, à chaque fois, le grand gagnant de l’affaire. Mais en quoi constitue cette victoire, et quel élément lui permet de dominer ainsi les événements ? La façon dont il aiguille le comportement de la Reine se révèle, sur ce point, extrêmement révélatrice.

La trame de The Queen se concentre sur le calvaire du personnage éponyme, perdu dans une crise institutionnelle, et sauvé par Blair contre l’avis de ses proches. Les conseils du premier Ministre ont le mérite de la simplicité : en premier lieu, la Reine devra effectuer un geste symbolique en visitant un mausolée à la mémoire de Diana. Ensuite, elle est invitée à accorder une interview exclusive où elle devra reconnaître, face à la caméra, la peine de ses propres sujets. Le geste symbolique et le passage à l’image, voilà ce que Blair apporte de nouveau à la vie politique anglaise, et ce qui va lui permettre de mener à bien la double mission qu’il s’est fixée : sauver le pouvoir royal et confirmer, par-là même, l’ascendant qu’il a sur la Reine. Ajoutons que le geste symbolique comme la représentation médiatique constituent l’essence même du personnage dans The Deal et The Queen. L’apparition de la Reine devant les caméras de télévision est filmée par Frears, qui prend soin d’inclure le grain de l’image vidéo afin de faire figurer le passage du personnage dans la sphère médiatique. Cette apparition se révèle comme la solution à tous les problèmes de la Reine, tout en constituant peut-être une trahison de l’idée qu’elle s’était faite de sa fonction. Les plans de ce saut dans un monde différent (le dialogue précise qu’elle n’accepte que rarement, voire jamais, les interviews télévisées), trouvent un écho dans The Deal, puisqu’ils correspondent aux propres interventions de Blair dans les médias.

Ce passage devant l’œil des caméras surgit à un moment précis de l’intrigue. Déçu par la réticence de Brown à s’emparer du pouvoir, Blair décide de laisser libre cours son ambition. Toutes les scènes figurant son ascension le représentent devant une caméra, sur un plateau de télévision, apparaissant au cœur d’une image vidéo pour répéter le même discours. Cette prise du pouvoir par la télévision n’est bien sûr pas neuve. Elle était déjà évoquée par Serge Daney au début des années 1980 : « le grand public sait que les choses existent peut-être, qu’il se peut qu’il y ait des guerres et des hommes pour les faire, mais que tout cela n’est rien sans le baptême de feu télévisuel. C’est à partir du moment où les choses et les gens passent à la télé qu’ils se mettent à compter. Quand ils deviennent irréels, hyper réels à force de s’inscrire dans ce rectangle de lumière. »[3] La comparaison de Blair avec Brown est sévère : ce dernier est en effet fréquemment filmé derrière son bureau, en train de relire ou de corriger un discours. Par contraste, le travail de Blair est d’apparaître à la caméra et de parvenir à la capter. Frears filme même un mur de moniteurs passant tous la même image de Blair, démultipliée jusqu’à l’absurde. Le cinéaste dresse donc une comparaison évidente mais pertinente : Brown est l’homme du travail, de la production d’idées (il est fréquemment présenté comme le théoricien du parti et Blair feuillette, lors de leur première rencontre, un de ses ouvrages politiques) ; Blair est l’homme de l’image, de la phrase marquante, du pouvoir ramené à la maîtrise de la caméra. Brown perd contre Blair précisément à cause de ce refus de reconnaître et d’accepter cette nouvelle conception du pouvoir, tandis que la Reine sauve son trône parce qu’elle accepte ce changement et sa propre transformation par l’image vidéo.

Cette vision d’un personnage vivant par l’image est renforcée par sa faible caractérisation sur le plan psychologique. En effet, la personnalité de Blair reste, au-delà de son ambition, vague jusqu’à l’inexistence. Les rares scènes d’intimité du film le montrent comme un bon mari et un bon père, dénué de toute aspérité, ce qui suscite chez le spectateur une sympathie évidente, mais peu profonde. Ces séquences (Blair avec sa famille au petit déjeuner, Blair réfléchissant dans l’ombre de son appartement) sont filmées en plan large, sans rapprochement ou même empathie véritable avec le personnage. Son comportement est, dans les deux films, à peu près égal, le personnage ne présentant apparemment aucun état d’âme, souffrance ou tourment. Tous ces éléments sont par-contre présents et particulièrement visibles dans le comportement de la Reine ou de Brown. Ces derniers portent sur leur visage les traces des échecs et épreuves qui ne semblent pas atteindre Blair. Cet aspect est renforcé par les techniques mêmes de réalisation, et notamment dans The Queen : à l’instar de la Reine, Blair bénéficie de nombreux gros plans, mais la caméra n’opère jamais de contrechamps susceptibles de transmettre le point de vue de Blair sur les événements. Frears contemple le personnage de près, mais reste à l’extérieur de son regard, de sa subjectivité, faisant preuve d’une discrétion qu’il oublie face à la Reine ou (dans une moindre mesure) à Brown.

Personnage central mais énigmatique, Blair n’est pourtant pas le principal protagoniste, seulement le point commun de récits centrés sur Gordon Brown et la Reine Elisabeth. C’est d’ailleurs exclusivement le jeu de David Morrissey, l’interprète de Brown, qui a été salué par la critique et Helen Mirren a remporté l’Oscar de la meilleure actrice. Sheen n’a pas obtenu une seule nomination et il apparaît au générique de The Queen après le titre, alors que Mirren le précède, ce qui souligne son statut paradoxal de personnage secondaire central. Là où Brown et la Reine sont des êtres de chair et de sang dotés de sentiments, Blair apparaît comme une énigme, impénétrable, un homme dont la neutralité ne s’efface que devant l’œil des médias.

Une telle conception de la politique moderne est désormais généralement admise. Elle résulte du triomphe final de l’image sur tous les discours, triomphe diagnostiqué, entre autres, par Marc Ferro : « l’image – télévisuelle particulièrement – est partout, maîtresse des mœurs et des opinions, si ce n’est des idées. Elle a voulu s’imposer comme discours vrai – l’image ne ment pas – à la différence du discours politique. »[4] Elle conserve une pertinence évidente, visible chez de nombreux dirigeants politiques actuels, de Barack Obama à Nicolas Sarkozy en passant par Silvio Berlusconi. Elle est surtout particulièrement adaptée à Tony Blair. Un ouvrage du journaliste Robert Peston[5] datant des dernières années du mandat de Blair, a d’ailleurs tenté de démontrer comment, par le biais du contrôle d’un ministère de l’économie élargi et tout-puissant, Brown avait de fait gouverné l’Angleterre. Le Premier Ministre était alors présenté comme l’homme du symbole, de la phrase juste, plutôt que de la gestion.

Ce Blair de cinéma n’a d’ailleurs pas fini son parcours, puisqu’une suite est en tournage. Le scénariste et le comédien répondent à l’appel, mais Frears a passé la main, remplacé par un vieux routier discret du cinéma anglais, Richard Loncraine. Le titre du projet, The Special Relationship, est significatif, le récit se penchant sur la relation entre Blair et le Président Bill Clinton. Une première version devait également évoquer le lien Blair/Bush, avant d’être rejetée. Un choix significatif, puisque les trois films écartent ainsi l’élément capital de la chute de Blair : sa collaboration avec Bush Jr sur le dossier irakien. La fin et l’échec ne seront donc pas abordés, seuls resteront les triomphes. Cette volonté de ne pas regarder la déchéance du personnage donne de la clarté au projet global de cette trilogie encore virtuelle. Blair y apparaît comme l’objet d’une réflexion sur l’homme de pouvoir contemporain. Ses erreurs, ses failles, son humanité même, ne semblent pas intéresser Morgan ou Frears. Pour le meilleur et pour le pire, le Blair interprété par Sheen reste un éternel gagnant, qui n’exerce son influence que dans la sphère de l’image, du discours et non des faits. The Deal et The Queen ne sont certes pas des œuvres agressives ou polémiques et les critiques ont d’ailleurs souligné la sympathie complaisante que manifesterait Frears à l’égard de Blair. Pourtant, derrière cette amabilité de façade, le cinéaste offre une vision cynique du pouvoir dans les années 90/2000. Il le fait à sa manière, avec cette pudeur toute british, se dissimulant derrière une modestie calibrée et des propos parfois édulcorés. Que l’on soit d’accord ou non avec elle, qu’on la considère comme un progrès ou une régression, cette conception de la politique semble devenue, au vu des chefs d’états ou de gouvernement actuels, la norme du pouvoir.


Notes

  1. « No one had ever made a film about a Prime Minister who’s in power ». Propos extrait d’une interview vidéo de Stephen Frears diffusée sur le site internet www.filmcatcher.com.

  2. Pierre Sorlin, Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir, Revue d’Histoire Moderne et contemporaine, t. XXI, avril-juin 1974, p. 255.

  3. Serge Daney, « Un rituel de disparition », Libération, 21 mai 1981.

  4. Marc Ferro, Cinéma et Histoire, Editions Denoël/Gonthier, 1977, p.12

  5. Robert Peston, Brown’s Britain : how Gordon rules the show, Short Books, 2005 

Professeur à Ecole Supérieure de Réalisation Audiovisuelle | Site Web

Pierre-Simon Gutman est rédacteur en chef adjoint de L'Avant-scène cinéma et professeur en histoire de cinéma et mise en scène à l'ESRA (Ecole Supérieure de Réalisation Audiovisuelle) Paris et Bruxelles. Docteur en cinéma de l’université Paris-VII, il a enseigné le cinéma aux universités Paris-VII et Nancy-II. Il est membre du comité de sélection long métrage de la Semaine de la Critique du Festival de Cannes, et du jury littéraire SFCC.