Les intellectuels laïques et la sécularisation en Iran après la Révolution de 1979
Cet article a été initialement publié dans le dossier “La sécularisation en Iran sous la République Islamique” dirigé par Farhad Khosrokhavar et Marie Ladier-Fouladi.
L’historique
Les intellectuels laïques iraniens ont joué un rôle important depuis l’aube de la modernisation en Iran à la fin du XIXe siècle. La première manifestation collective dans laquelle ils se sont illustrés était la révolution constitutionnelle (1905-1911)[1] où ils ont introduit la notion du parlement (edâlatkhaneh) et défendu un système social et politique en rupture avec le système traditionnel.
Après l’instauration du régime Pahlavi en 1926, le parti communiste iranien (Toudeh) a pu attirer nombre d’entre eux, donnant lieu à la constitution du groupe des 53 intellectuels sous la direction du docteur Taghi Arani. Il fonda le magazine communiste Donya après son retour d’Allemagne en 1928, revue qui exerça une grande influence sur les intellectuels iraniens. Arrêté en 1937 avec 52 autres de ses collègues pour activités communistes illégales, il trouva la mort en prison en 1940. Une grande partie des écrivains et des poètes de renom ont eu partie liée avec les idéologies de gauche communiste. Le nationalisme iranien sous Mohammad Mossadegh au début des années 1950 a attiré nombre d’intellectuels, pour la plupart laïques, certains de gauche, mais aussi d’autres de tendance islamique modérée comme Mehdi Bazargan . Le mouvement nationaliste qui a abouti, sous son égide à la nationalisation du pétrole était animé par des intellectuels laïques. Ceux qui se réclamaient de l’islam comme Mehdi Bazargan ne donnaient pas un sens politique à la religion dans cette période. Quant à l’ayatollah Kachani et le groupe des Fedayin de l’islam, ils n’avaient pas d’intellectuels de renom et leur production dans le champ intellectuel était négligeable. Par contre, ils se sont fait remarquer par la mise à mort d’intellectuels laïques voire antireligieux comme Ahmad Kasravi, assassiné en 1946 par des partisans des Fedayin d’islam, groupe islamiste avant la lettre, dirigé par un jeune clerc, Navvab Safavi.
Le coup d’État militaire qui a abouti au renversement de Mossadegh en 1953 a été un tournant dans la vie intellectuelle iranienne, d’autant plus que le régime du Shah, après la reprise du pouvoir a été intransigeant et répressif vis-à-vis du nationalisme incarné par le Front national de Mossadegh et ses tenants. En s’appropriant le nationalisme au nom de la gloire de l’Iran préislamique et en se donnant pour le champion de la modernité dans sa version de plus en plus autoritaire, le régime du Shah a induit deux effets majeurs dans le champ intellectuel : il a poussé les intellectuels vers le rejet de la démocratie, parce qu’il était un dirigeant autoritaire soutenu de l’Occident, ce soi-disant champion de la démocratie dont les principaux protagonistes, l’Angleterre et les États-Unis avaient activement contribué à renverser le gouvernement démocratique de Mossadegh par le coup d’État de 1953. Par ailleurs, le régime de plus en plus autocratique du Shah a poussé vers des formes de mobilisation soit par l’extrême gauche ou le fondamentalisme islamique dans sa version révolutionnaire et contre-moderne (ayatollah Khomeiny). Des intellectuels d’extrême-gauche comme Khosro Golesorkhi de tendance communiste furent emprisonnés et nombre d’entre eux mis à mort en 1974.
À partir des années 1970, le champ intellectuel iranien était imprégné par les idéaux soit de sécularisme gauchiste (le poète Ahmad Shamlou) ou de nationalisme nostalgique du passé prémoderne (le poète Mehdi Akhavan Sales)[2].
Ces deux poètes parmi de nombreux autres écrivains ont mobilisé leur poésie pour soutenir le mouvement de contestation sous une forme littéraire sous le régime du Shah. Akhavan Sales était témoin du mouvement de nationalisation du pétrole et du reversement de Mossadegh en 1953. Il a connu la prison durant une courte période et a été marqué par la répression du régime du Shah. Plusieurs de ses poèmes ont une tonalité nostalgique et pessimiste. Il a aussi revalorisé la culture antéislamique avec des références à la mythologie persane.
Ahmad Shamlou incarne une poésie très engagée et exalte, dans plusieurs de ses poèmes, la lutte et le martyr révolutionnaire.
Au sein de l’intelligentsia iranienne, le rejet total de la modernité occidentale était surtout incarné par Djalal Al-e Ahmad[3]. Ce dernier a repris la notion de la « maladie occidentale » du philosophe iranien Ahmad Fardid pour lui conférer un sens culturaliste en plus de sa dimension économique et politique : l’Occident, par son économie et sa culture dominatrice voudrait détruire les sociétés du Tiers-monde en les déculturant afin d’asseoir son hégémonie sur elles de manière absolue. Le courant gauchisant et laïc dont Al-e Ahmad faisait partie a trouvé des sympathies avec les courants fondamentalistes qui, au nom de l’islam entendaient renverser le régime impérial. Al-e Ahmad, lui-même, vouait un grand respect à l’ayatollah Khomeiny dont il pensait qu’il était l’un des rares dirigeants de l’opposition à même d’affronter le régime du Shah au nom de l’islam. Le nationalisme de Mossadegh avait montré ses limites, l’islam devenait, même pour certains intellectuels laïques la seule idéologie capable de mobiliser les masses.
Cette période est celle de la connivence de facto entre les intellectuels laïques contestataires du régime impérial et les tenants de l’islamisme[4], que ce soit dans sa version fondamentaliste (ayatollah Khomeiny) ou gauchisante (Ali Shariati)[5]. Ce dernier proposait un islam révolutionnaire qui combinait le messianisme chiite (l’avènement du douzième imam à la fin des temps) et la vision communiste de la révolution mettant fin à la société de classe.
C’est moins dans le domaine de la théorie que dans celui du roman et de la poésie que dans cette période les intellectuels, souvent de tendance gauchiste marxisante, expriment leurs idées sous une forme de plus en plus ésotérique, afin de ne pas succomber à la censure. Le gauchisme radical trouve chez de jeunes idéologues comme Jazani, Zia-Zarifi, Ahmadzadeh, Puyan, Meftahi, Shoaïyan ou Ashraf qui prennent des idées soit de guérilla latino-américaine soit du maoïsme dans ses formes les plus simplifiées ses penseurs attitrés. Leur production intellectuelle n’a pas d’envergure mais sert à attirer clandestinement des jeunes avides de croiser le fer avec le régime impérial, de provenance universitaire pour la plupart[6]. Quelques jeunes femmes comme Ashraf Dehghani s’y manifestent qui organisent des groupes qui se détachent du tronc commun, favorisant la scission entre les différents groupes et les affaiblissant du même coup. Elle rédige aussi ses mémoires, Torture et résistance en Iran, où elle propose une analyse non seulement de son séjour en prison mais aussi des luttes politiques et des conditions pour la survie des partis révolutionnaires en Iran.
L’instauration de la théocratie islamique : fin provisoire des intellectuels laïques
La Révolution de 1979 met fin à l’hégémonie de fait des intellectuels laïques qui dominaient le champ intellectuel à l’exception de Shariati qui se faisait entendre au nom d’un islam révolutionnaire. Celui-ci donnait une vision millénariste du religieux qui s’accordait avec la version utopique du marxisme (la société sans classe) et gommait ainsi la distinction entre le religieux et le politique en idéologisant l’islam[7].
Après la Révolution de 1979 qui aboutit à l’instauration d’une théocratie islamique, on assiste au retrait des intellectuels laïques qui soit optent pour l’exil soit sont réduits au silence dans les années de guerre avec l’Irak (1980-88) qui correspondent aussi à la période de répression sans relâche de l’opposition, autant dans l’université (on expulse les universitaires activistes suite à la révolution culturelle de 1980) soit à l’extérieur (on réduit au silence les voix discordantes).
On assiste à la formation d’une intelligentsia « organique » islamique au service du pouvoir qui exalte la guerre et le martyr mais dont la capacité de mobilisation et la créativité de pensée se réduit très rapidement après les premières années de la guerre.
Le retour des intellectuels laïques dans les années 1990
Plusieurs intellectuels jouent un rôle important dans la promotion des idées démocratiques, la sécularisation de l’espace public et la rupture avec la pensée gauchisante de type marxiste ou islamique. Quelques-uns de ces intellectuels sont issus du mouvement de gauche iranienne mais prennent rapidement leurs distances à son égard pour développer de nouvelles théories philosophiques ou politiques.
Ce n’est qu’après la mort de l’ayatollah Khomeiny que les intellectuels laïques commencent à s’exprimer aux côtés des intellectuels religieux réformistes (now-indishmandandini), la figure de proue étant Hossein Bashirieh qui introduit l’idée de la société civile, mais aussi des intellectuels comme Babak Ahmadi, Daryoush Ashuri, Javad Tabatabaï, Aramesh Doustdar dont certains choisissent l’exil, continuant à produire à l’étranger, mais aussi en Iran.
Nous allons présenter brièvement quelques aspects de la pensée de ces intellectuels, qui sans être des grands penseurs, ont permis l’introduction des notions modernes dans l’espace public. .
Babek Ahmadi est l’un des premiers intellectuels laïques de la période postrévolutionnaire qui s’inscrit résolument dans une perspective de pensée moderne. Il publie une série d’ouvrages qui sera une référence pour les jeunes universitaires ou étudiants. Son objectif est de proposer une autre version de la culture occidentale en rupture avec la pensée gauchiste ou islamiste de son époque. Dans son ouvrage intitulé La modernité et la pensée critique, qui reprend les différents chapitres de l’ouvrage de Habermas (Le discours philosophique de la modernité), il présente la diversité des théories de modernité et montre la pluralité des conceptions parmi les philosophes occidentaux. Dans un autre ouvrage (Structure et herméneutique du texte) il aborde la tradition de la philosophie herméneutique à travers l’œuvre des différents philosophes comme Heidegger, Levinas ou Ricœur[8]. Enfin il intervient souvent dans le débat public en soutenant l’ouverture de l’espace public en promouvant une conception sécularisée de la société civile. Il critique notamment la position des intellectuels de gauche iraniens des années 1960-1970[9].
Daryoush Ashouri, un intellectuel de la génération d’avant la Révolution, continue ses réflexions après l’instauration de la République Islamique en 1979. Il tente de laïciser, à sa manière, la langue persane en promouvant, sur le modèle occidental « la langue ouverte » et en proposant dans son dictionnaire des sciences sociales la traduction en persan d’expressions et de concepts des sciences humaines et de la philosophie. Au-delà de son activité dans le domaine de la traduction il participe également au débat public pour soutenir une version de l’espace public qui serait soustrait de la domination religieuse. Il fait partie de ces intellectuels laïques qui portent un regard critique sur l’État théocratique tout en critiquant l’attitude des intellectuels iraniens qui sont en grande partie tiraillés entre le rejet de la modernité et sa fascination. Dans sa critique des intellectuels iraniens de leur rejet de la modernité occidentale, il s’appuie sur le concept de ressentiment nietzschéen pour expliquer leur attitude des années 1960 et 1970[10].
Hossein Bashirieh, quant à lui peut être considéré comme une des figures la plus importantes des intellectuels qui ont joué un rôle déterminant dans l’introduction des conceptions modernes de la sociologie politique en Iran à partir des années 1990. Il a surtout contribué à la formation d’une génération d’intellectuels qui participeront au mouvement réformiste politique à partir de l’avènement de Khatami comme Président de la république en 1997[11]. Il promeut une vision de l’espace public soustrait à l’intervention de l’État et développe une conception de la tolérance qui permettrait à chacun de trouver sa place au sein de la société. À côté de ses activités d’enseignant, il traduit aussi quelques livres qui ne sont pas sans lien avec son projet politique. Les origines de dictatures et démocratie, de Brighton et Léviathan de Hobbes sont deux exemples significatifs à ce sujet. Son rôle est très important dans la formation des jeunes étudiants qui deviendront par la suite les figures importantes du réformisme religieux. On peut citer Hossein-Ali Nozari dont la thèse de doctorat est consacrée à « la rationalité dans la pensée de Habermas », Saeed Hajarian, qui a préparé une thèse de doctorat sur « Le messianisme dans la révolution russe et iranienne » ou Mohamad Javad Kashi qui a rédigé une thèse de doctorat sur « tradition et modernité ».
Après avoir enseigné les sciences politiques durant une quinzaine d’années, il se voit obligé de quitter l’Iran durant la présidence d’Ahmadinejad et s’installe aux États-Unis. Très absent dans le début public durant son séjour aux États-Unis, il prend position lors du Mouvement vert en 2009 et écrit quelques articles pour dénoncer la corruption du pouvoir d’Ahmadinejad en analysant l’émergence du Mouvement vert comme l’effondrement des mythes révolutionnaires.
Javad Tabatabaï, philosophe de formation, auteur d’une thèse de doctorat en français sur Hegel, connaisseur de la philosophie islamique[12], il mène ses réflexions sur « le déclin de la pensée politique en Iran », qu’il lie à l’émergence de la religion. Traducteur de Corbin, auteur de biographies, il fait partie des intellectuels prenant part aux débats portant sur la tradition et modernité. Il place son entreprise intellectuelle dans la lignée de la tradition philosophique occidentale et considère que celle-ci pourrait aider à sortir de l’impasse actuelle. Tout en rejetant une conception religieuse de la gestion de l’espace public, il récuse l’application du concept de sécularisation pour l’Iran. Selon Tabatabï l’islam n’a pas besoin d’être sécularisé et souligne qu’on ne peut pas non plus réduire la culture occidentale à sa seule dimension sécularisante, car une telle attitude nous interdit de comprendre la dynamique interne de l’Occident. Le concept de sécularisation, écrit-il, et son application au cas iranien
constituent non seulement la plus importante pierre d’achoppement pour comprendre l’évolution de l’identité de l’Europe, mais aussi pour comprendre de l’intérieur l’islam et son attitude face à l’organisation sociale et politique des sociétés[13].
D’après Tabatabï, un autre obstacle pour le développement d’une pensée politique est la vision mystique du politique qui place l’individu hors du monde. Comme le monde n’a aucune valeur chez les mystiques, il n’y a dès lors aucune raison pour le changer ou l’améliorer.
Au-delà de ses activités académiques, la notoriété de Tabatabaï est liée également à ses interventions dans les débats publics et les critiques qu’il adresse aux autres intellectuels. Un exemple est ses critiques à l’encontre des intellectuels des années 1960-1970 qui ont placé leur idéologie dans le rejet de l’Occident et dans un retour à la tradition. Ce retour antimoderniste à la tradition était de l’œuvre des auteurs aussi différents comme Djalal Al-e Ahmad, Ehsan Naraghi, Daryoush Shayegan et Ali Shariati. Pour Tabatabaï, ces auteurs anti-occidentaux ont voulu régler des comptes avec le modernisme ambiant en Iran. Force est de constater, selon Tabatabï, qu’ils ne connaissaient pas bien la tradition et ignoraient les fondements de la modernité occidentale. Pour preuve il cite un texte de Reza Davari :
Hier louange (setayech) de l’Occident était à la mode et aujourd’hui la reproche (nekouhesh) de la civilisation occidentale commence à faire son chemin et il est surprenant que les deux groupes dans leur défense ou dans leur rejet, ont répété d’une façon mutilée les dires des occidentaux[14].
Il s’agit bien de cette double incompréhension qui frappe une grande partie des productions intellectuelles en Iran. Il reproche aux uns le manque de connaissance approfondie de l’Occident et aux autres le manque de connaissance de la tradition.
Enfin la relation entre la civilisation islamique et la modernité occidentale se pose en termes d’identité culturelle. Tabatabï voit une différence fondamentale entre les deux. Pour lui, « Ce qui reste à faire pour le monde de l’islam c’est cette sorte d’intelligibilité de l’islam qui ne pourra que passer par l’intelligibilité de l’Europe ».
Aramesh Doustar fait également partie de ces intellectuels laïcs critiquant la tradition religieuse comme obstacle aux développements politiques et culturels de l’Iran. Philosophe de formation et ayant fait ses études en Allemagne, familier à la tradition philosophique allemande et influencé par l’œuvre de Heidegger, il a enseigné quelques années à l’université de Téhéran et a été contraint de quitter le pays après la Révolution en s’installant en Allemagne. Depuis trois décennies il mène des activités culturelles et publie des articles autours de la problématique du retard et la question de « l’impensé ». Ses écrits ont provoqué des débats à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
En dehors d’un ouvrage publié en Iran avant la Révolution et consacré à une élucidation de la frontière qui sépare la religion de la philosophie et de la science, il a publié plusieurs articles et un livre qui aborde des questions concernant la place de la religion dans le monde iranien et les conditions permettant la sortie de la situation actuelle.
C’est la Révolution de 1979 et son déroulement qui ont conduit l’auteur à étudier la question de l’absence d’une pensée critique pour confronter la domination religieuse en considérant que :
L’expérience de ces dix dernières années nous a montré comment on peut vivre pendant des siècles avec une ignorance devenue familière et c’est cette ignorance qui a tout détruit. Il ne faudrait donc pas attendre que les conséquences de cette ignorance disparaissent du jour au lendemain[15].
C’est pour lutter contre cette ignorance qui frappe non seulement les couches populaires mais aussi les intellectuels iraniens que Doustar s’engage à dénoncer l’attitude de ces derniers. Dans une série d’articles publiés dans une revue iranienne à Paris et intitulé « Refus de la pensée dans la culture religieuse »[16] il aborde la question de l’absence de pensée critique au sein des religions. Il considère l’impossibilité d’élaborer un projet pour sortir de cette situation en s’appuyant sur une tradition religieuse prônant l’obéissance et refusant toute interrogation qui remettrait en cause ses fondements. La vision religieuse (il refuse d’employer le mot pensée pour les religions) est dans l’incapacité d’avoir un regard critique sur ses propres fondements dans la mesure où toute interrogation sur ses fondements remettrait en cause le caractère sacré de la religion. Ses critiques dans ses articles ne visent pas purement et simplement l’islam mais il tente de montrer comment la religiosité qui est la forme dominante du comportement de l’Iranien existe bel et bien avant l’islam et on pourrait trouver facilement ses traces dans les religions antéislamiques.
Dans un autre livre intitulé « derakhshesh’hay-e tiret » (sombres brillances) ou « l’intellectuel iranien et l’art de ne pas penser », il insiste sur le caractère religieux de l’Iranien il s’intéresse à la question de l’Occident et la position des intellectuels. Il dégage deux caractéristiques des intellectuels iraniens, à savoir, la quotidienneté et la religiosité.
À côté de ces intellectuels très en vogue à l’intérieur de l’Iran et au sein de la diaspora, on pourrait également évoquer d’autres noms moins importants mais qui sont bien présents dans les débats et ont participé d’une façon ou d’une autre au processus de sécularisation et la laïcisation de différents secteurs de la société iranienne.
En premier lieu c’est sans doute Ramin Jahanbeglou pour son rôle dans l’introduction des notions modernes telles, société civile, pluralisme, tolérance, démocratie dans le débat public iranien. Philosophe de formation, auteur d’une thèse de doctorat et de plusieurs ouvrages en français, il retourne en Iran au début des années 1990 et s’engage dans l’enseignement et la publication des articles et de livres. Imprégné de la philosophie moderne française, tradition philosophie moderne il fait connaitre des philosophes comme Levinas, Ricœur, Castoriadis Lefort au public iranien. Dans son livre, la quatrième vague, il montre l’émergence d’une nouvelle génération d’intellectuels qui rompt avec les idéologies de type totalitaire[17]. Durant la présidence d’Ahmadinejad il a été arrêté, emprisonné et ses aveux ont été diffusés sur les chaines de télévisions iraniennes. Libéré il quitte l’Iran et s’installe au Canada[18].
Mohamad Reza Nikfar est un autre intellectuel laïque qui a consacré plutôt ses recherches dans le domaine de théologie politique et la critique des fondements du pouvoir politique en Iran. Dans les débats opposant Blumberg à Schmitt, il publie une série d’articles pour soutenir « la légitimité du mode moderne » contre la thèse schmittienne soutenant une certaine continuité entre les concepts modernes et leur équivalents dans le monde prémoderne. Nikfar est un défenseur inconditionnel du sécularisme et lie cette problématique à la question féminine. Il montre comment le point de départ ou le point névralgique de la République Islamique est la question féminine. Enfin dans un article intitulé « théologie de la torture », qui a fait l’objet de beaucoup de débats, il soutient l’idée selon laquelle il faudrait rechercher la vérité du régime iranien dans la prison et les procédures d’aveux qui touchent les prisonniers politiques.
À côté de ces intellectuels il faudrait évoquer un courant d’obédience marxiste qui tente de renouveler la pensée de Marx en référence à la théorie critique de l’école de Francfort et les thèses de Horkheimer, Adorno et Habermas. Morade Farhad-pour et Youssof Abazari sont deux protagonistes de ce courant mais d’autres jeunes, comme Saleh Najafi ou Omide Mehrgan, les ont rejoints et ont fondé le site de « Rokhdade » (avènement) qui est le lieu de diffusion des idées de ce courant du marxisme critique[19]. Ils traduisent les textes des penseurs occidentaux d’inspiration marxiste comme Slavoj Zizek, Alain Badiou, Jacques Rancière[20].
Plus globalement, la période d’après 1990 correspond à l’éclosion d’idées démocratiques que les penseurs tentent de présenter soit sous une forme islamique (les nouveaux intellectuels réformistes montrent la compatibilité entre les idées islamiques et démocratiques, en continuité avec les réformistes islamiques de la fin du XIXe siècle) soit en produisant un corpus de pensées en rupture avec les idéologies anti-démocratiques d’obédience gauchiste ou islamiste des années 1960-1980 d’inspiration laïque.
À partir de l’avènement de Khatami en 1997, le champ intellectuel iranien est dominé par les réformistes religieux même si le pouvoir théocratique maintient son hégémonie politique. Un courant sécularisé nouveau se produit en Iran en relation avec les intellectuels de la diaspora qui donne la parole aux laïques de manière de plus en plus prononcée.
Cette brève présentation des auteurs et leur production met en évidence un trait commun de ces intellectuels laïques : ils inscrivent tous leur démarche dans une perspective philosophique sans se référer aux différentes recherches qui ont été réalisées dans le domaine de sociologie ou de l’histoire. Ils réduisent le plus souvent le débat à une confrontation entre « modernité et tradition », « entre religion et politique » et entre « sécularisation et islamisation ».
Les intellectuels intermédiaires
Une nouvelle génération d’intellectuels apparaît que nous avons qualifié « d’intermédiaires » : ces jeunes intellectuels n’ont pas la tentation d’imposer une vue d’avant-garde à la société ni de présenter une vision d’ensemble du social, mais ils tentent avant tout de faire le pont entre les différents courants de la société civile afin de faire avancer les droits des minorités (ethniques, religieuses), des femmes (le genre) ou encore, les droits de l’homme[21].
Ces nouveaux intellectuels sont laïques dans un nouveau sens : ils ne prennent pas position sur le religieux comme tel, développent une forme d’ambiguïté où ils expriment leurs idées sans contredire frontalement les idées religieuses imposées par la théocratie en place. Parmi ces intellectuels on compte de nombreux bloggeurs, des individus qui se servent de la Toile sous différentes formes et en maîtrisent les ressorts techniques.
Fait nouveau : les intellectuels intermédiaires sont aussi composés par un grand nombre de jeunes femmes qui avancent leurs idées en revendiquant l’égalité entre l’homme et la femme. Il en est ainsi Parvin Ardalan, Noushin Ahmadi-Khorasani, Shahla Entesari, Sussan Tahmassebi, Bahareh Hedayat, Shadi Sadr. Leur production vise à promouvoir l’égalité juridique entre l’homme et la femme, la fin des pratiques discriminatoires en matière du divorce, de la garde de l’enfant, du travail à l’extérieur. Elles se sont vues attribuer plusieurs prix internationaux pour leur action, notamment au sein du mouvement « Campagne pour un million de signatures » visant l’égalité des droits en matière du genre.
Chez les hommes, tout comme les femmes, les intellectuels intermédiaires expriment des idées qui se détachent de plus en plus du religieux et ils les présentent comme une exigence de la citoyenneté sans référence directe à l’islam, sans remettre frontalement en cause le religieux. Un champ « neutre » se profile à l’horizon où les nouvelles idées sont présentées et débattues et qui ne sont pas inscrites dans une conception idéologique explicite, le référent fondamental étant le droit de l’homme et la dignité humaine au sein d’une éthique universelle.
Un nouveau type d’intellectuel émerge en plus des « intermédiaires ». Il s’agit de ceux qui n’ont pas de prétention à développer une vision holistique du devenir social, mais présentent leurs idées en consonance avec celle des intellectuels laïques occidentaux ou en relation avec des problèmes politiques qui sont traités désormais comme des faits de société, autonomes par rapport à l’islam, soit parce que l’islam autoriserait cette autonomie du social par rapport au religieux (référence aux intellectuels religieux comme Soroush, Shabestari…), soit parce que le social est perçu comme un champ sans ancrage dans le religieux en tant que fait de société.
L’emprise des intellectuels laïques s’exerce de nos jours en Iran sous la forme d’un discours qui est épaulé dans ses tendances majeures par les intellectuels réformistes religieux. En opposition à ces tendances on trouve les nouveaux fondamentalistes religieux[22] qui présentent une version de l’islam qui ne saurait être compatible avec la démocratie selon leur propre point de vue, l’islam rejetant la démocratie comme l’idolâtrie du peuple, la seule forme légitime du gouvernement étant, à leurs yeux, celle du Gouvernement du juriste religieux théorisé par l’ayatollah Khomeiny (velayat-e faqih).
Le fait majeur est que désormais le champ culturel est dominé par les intellectuels laïques, intermédiaires ainsi que les intellectuels issus des courants réformistes lors même que le champ politique est dominé par les tenants de la théocratie islamique. Le paradoxe de la société iranienne est qu’elle est post-islamiste depuis au moins la deuxième moitié des années 1990 mais le pouvoir demeure aux mains des tenants de l’islamisme politique.
[1] Il s’agit du premier mouvement social d’envergure, où l’on voit émerger les idées de liberté (horriyat, âzâdi) et de justice (revendication des « maisons de justice », édâlat khânéh), et de la nation (revendication d’une monarchie constitutionnelle où le peuple serait souverain). Le mouvement se termina dans le despotisme, puis, après la Première Guerre mondiale, par l’avènement de Reza Shah en 1925, fondateur de la dynastie Pahlavi.
[2] M. R. Ghanoonparvar, Prophets of Doom, University Press of America, 1984.
[3] Dj. Al-e Ahmad, Occidentalite: la peste de l’Occident, (1962), L’Harmattan 1988 (Traduit du persan par F. Barrès-Kotobi avec la collaboration de D. Simon).
[4] Voir A. Javadzadeh, Iranian irony, Marxists Becoming Muslim, RoseDog Books, Pittsburg, 2011.
[5] Voir M. Mottaghi, La pensée chiite contemporaine à l’épreuve de la révolution iranienne, L’Harmattan, 2012.
[6] E. Abrahimian, Radical Islam: The Iranian Mojahedin, Yale University Press, 1989.
[7] M. Boroujerdi, Iranian Intellectuals and the West: The Tormented Triumph of Nativism, Syracuse University Press, 1996.
[8] B. Ahmadi, Sakhtar va tavilmatn (Structure et exégèse du texte), Téhéran, Nashre Markaz, 1992. Cet ouvrage a beaucoup marqué la jeune génération. Taghi Rahmani, militant religieux et ayant passé plusieurs années de sa vie dans les prisons iraniennes évoque l’arrivée de ce livre à l’intérieur des prisons et son impact dans l’évolution de sa pensée. T. Rahmani, Herméneutique et exégèse, texte non publié. Pour une critique du livre de B. Ahmadi par deux intellectuels laïques de tendance gauche voir M. Farhadpour et Y. Abazari, « Aashofteghi va bi mana’ï » (Confusion et absence de sens), Kian, n° 8, 1993.
[9] B. Ahmadi, « daheh tazadha » (La décennie des contradictions), Andish-e pouya, n° 12, 2014. Ce numéro contient un dossier sur les années 1960-1970.
[10] D. Ashouri, Parsseha va porsséha (Excursion et interrogation), Téhéran, Aghah, 2000, Il s’agit d’un recueil de textes. L’article « la tragédie de notre intellectualité (roshanfekri-e ma) est une réflexion sur l’attitude des intellectuels iraniens durant un siècle.
[11] Né en 1953 à Hamedan (ouest de l’Iran) dans une famille religieuse à tendance mystique H. Bashirieh fait ses études secondaires et une partie de ses études universitaires en Iran. Il part en Angleterre et prépare et soutient une thèse de doctorat en sociologie politique. Sa thèse porte sur la révolution iranienne et plus particulièrement sur « La formation des classes sociales et les idéologies politiques ». Il retourne en Iran et s’engage au début des années 1980 comme enseignant à l’université de Téhéran. Il publie régulièrement des articles dans différentes revues, plusieurs de ses livres étant la reprise de ces articles.
[12] Il est le traducteur de deux ouvrages de Henry Corbin consacrés à l’histoire de la philosophie islamique.
[13] J. Tabatabaï, « L’incompréhension des civilisations. Le cas de la Perse », Le Débat, n° 119, 2002/2 : p. 77.
[14] J. Tabatabaï, Ibn Khaldoun et les sciences sociales La situation des sciences sociales dans la civilisation islamique, Téhéran, Tarh-e Now, 1995 : p. 11.
[15] « derakhshesh’hay-e tiret » (sombres brillances), deux discours à propos de notre façon de penser et son pourquoi, Première édition, Cologne Ed Andish-e azade, 1991 : p. 1.
[16] Refus de la pensée dans la culture religieuse, alef-ba, Paris, 1982 – 1984, n° 1 – 5 , ces articles ont été ensuite complétés et publiés en 2001, A. Doustar, Refus de la pensée dans la culture religieuse, Paris, Khavaran, 2004.
[17] R. Jahanbeglou, Quatrième vague, Téhéran, Nashr-e Ney, 2002 ; R. Jahanbeglou, Modernité, démocratie et les intellectuels, Téhéran, Nashr-e markaz, 1995.
[18] Arrêté le 6 mai 2006, il a été libéré après avoir passé quatre mois en prison.
[19] Pour avoir une idée de leur production, citons les ouvrages suivants : L’éloge du populisme de Zizek, Moise et le monothéisme de Freud, Multiculturalisme de Taylor et Habermas et d’autres traductions des écrits d’Henri Lefebvre, Agamben, Schmitt, Benjamin, etc.
[20] Un autre Site est lancé depuis quelque temps avec un nom évocateur « onzième » thèse. C’est la fameuse onzième thèse de Marx qui demandait à ce qu’on change le monde au lieu de l’interpréter.
[21] Voir F. Khosrokhavar, “The new intellectuals in Iran”, Social Compass, n° 51(2), 2008, p. 191-202 ; « Les nouveaux intellectuels en Iran». Cahiers internationaux de sociologie, 2008/2 – n° 125, p. 347-363.
[22] Voir F. Khosrokhavar, « Neo-conservative Intellectuals in Iran », Critique, n° 19, 2001, p. 5-30.
Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS. Il était directeur du Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS) de mai 2015 à août 2016. il est aujourd'hui est directeur de l'Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l'homme.