« Le regard de l’enfant sur la guerre : une stratégie d’écriture dans Le sentier des nids d’araignée d’Italo Calvino et Être sans destin d’Imre Kertész »

Pour Sylvie Servoise, Calvino et Kertész font le choix de partir d’un horizon d’attente déterminé – ce que l’on sait, ou croit savoir, de l’enfant, et de l’enfant dans la littérature – pour amener le lecteur à autre chose : une réflexion morale et politique sur des expériences historiques de la Seconde Guerre mondiale.

En dépit des différences certaines de ton, de genre, d’objet comme de contexte d’écriture, les deux œuvres fictionnelles sur lesquelles se penche cet article ont en commun non seulement de porter sur la Seconde Guerre mondiale, mais encore de prendre en charge cette période historique d’un point de vue spécifique, celui d’un enfant. Dans son premier roman Le sentier des nids d’araignée [Il Sentiero dei nidi di ragno, 1947], l’écrivain italien Italo Calvino prend en effet pour protagoniste un jeune garçon, Pin (diminutif de Giuseppino), qui se trouve amené à intégrer un groupe de partisans luttant contre les nazis et les fascistes dans la région de Gênes, en Ligurie, après le débarquement des Alliés en Sicile en 1943. Dans Être sans destin [Sorstalanság, 1975] de l’écrivain hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature en 2002, c’est le jeune Gyuri, âgé de quatorze ans, qui raconte sa déportation en tant que juif dans les camps nazis, sa captivité et son retour en Hongrie une fois la guerre achevée.

Protagonistes des romans, ces personnages de jeunes garçons sont également « l’œil » du récit : c’est en effet le point de vue de Pino qui domine dans roman hétérodiégétique de Calvino, et celui de Gyuri dans le récit autodiégétique de Kertész. On peut alors s’interroger sur les enjeux, autant que sur les modalités, du regard enfantin dans le cadre d’une écriture fictionnelle de la guerre ou de la déportation. On peut également se demander à quelle logique, énonciative, narrative mais peut-être aussi éthique, voire politique, renvoie ce choix d’auteur. Car c’est bien d’un geste fort d’écriture qu’il s’agit ici, que la dimension autobiographique des deux romans ne saurait à elle seule justifier : en effet, si Kertész a bien été déporté à l’âge de son personnage dans les camps, il a à plusieurs reprises souligné que le critère autobiographique était secondaire dans la décision qui a été la sienne de confier la narration à Gyuri1 ; quant à Calvino, s’il a bien combattu quelques mois aux côtés des partisans italiens, c’était à un âge plus avancé que celui de son personnage (vingt ans), tandis que Pin paraît être au seuil de l’adolescence2.

Après avoir montré comment le regard enfantin informe les deux récits et que la transformation du réel qu’il produit n’est pas du même ordre chez les deux auteurs, je verrai comment les révélations que ce regard autorise vont au-delà du topos de l’enfant démystificateur, qui dit ou voit ce que les adultes refusent de dire ou de voir. En effet, on peut penser que la mise en scène du regard enfantin relève avant tout d’une stratégie d’écriture de la part des auteurs pour rendre compte de leur point de vue singulier sur l’expérience historique vécue, tout se passant comme si l’enfance et l’enfant avaient avant tout une signification symbolique et valaient aussi et surtout que par ce qu’ils incarnent au-delà d’eux-mêmes.

L’expérience historique à hauteur d’enfant : métamorphose et anamorphose dans les romans de Calvino et Kertész

Les deux romans sont des récits d’enfance, centrés sur un jeune protagoniste masculin, pris dans la tourmente de l’histoire. Dans Le Sentier des nids d’araignée, Pin est un jeune orphelin, négligé par sa sœur aînée qui se prostitue et compte parmi ses clients aussi bien l’occupant nazi que ses alliés locaux fascistes. Frondeur, se targuant auprès des autres enfants d’être déjà un homme, Pin aspire en réalité plus que tout à trouver un ami auquel révéler sa découverte du « sentier des nids d’araignée » dans un champ voisin. C’est son point de vue qui domine le récit, par ailleurs hétérodiégétique, et c’est aussi sa trajectoire personnelle qui donne à l’intrigue sa structure : le roman s’ouvre sur l’image du garçon, planté au beau milieu du carruggio3, se moquant de tous les adultes qu’il voit, et s’achève sur la rencontre avec le grand ami tant recherché, un partisan surnommé le Cousin, à qui Pin aura révélé l’emplacement des nids d’araignée. Un seul chapitre, le chapitre IX, échappe à la focalisation interne centrée sur le protagoniste. Le roman de Kertész, écrit quant à lui à la première personne, raconte l’expérience de Gyuri, des quelques mois qui précèdent sa déportation vers le camp de Buchenwald en juillet 1944, à son retour en Hongrie après la libération des camps, au printemps 1945 et fait de l’adolescent la voix, en même temps que l’œil, du récit.

Or ce qui frappe dans ces deux romans, c’est que l’expérience que vivent les jeunes protagonistes est, dans les deux cas et en dépit de la différence de contexte (la résistance partisane, la déportation), une expérience commune d’incompréhension à l’égard du monde qui les entoure et des événements qu’ils traversent. Les enfants se voient plongés dans le monde des adultes, un monde qui n’est pas le leur et qui les engage, ou plutôt les embarque, malgré eux : l’enfant en guerre est en butte à un monde fondamentalement opaque. C’est ainsi que Pin, entendant parler les clients du café où il se rend régulièrement, d’un certain « Comité » (le Comité de Libération nationale qui regroupant tous les mouvements antifascistes, dirigea la Résistance italienne de septembre 1943 à avril 1945) croit qu’il s’agit d’un nom propre. Il ne saisira jamais non plus, jusqu’à la fin du livre, le sens du mot « gap » (gruppi d’azione partigiania, en italien, groupes d’action partisane en français). L’élément déclencheur du récit (le vol de pistolet du marin allemand, client de la sœur de Pin, que le jeune garçon effectue pour le donner à celui qu’il pense s’appeler « Comité ») se fonde ainsi sur un malentendu, symbolique d’une incompréhension fondamentale, de la part de Pin, de ce qui joue autour de lui. On trouve un exemple saisissant d’une incompréhension analogue, qui suscite des interprétations erronées, au chapitre IV d’Être sans destin, lorsque Gyuri arrive dans le camp d’Auschwitz, première étape de son parcours : il prend les déportés pour des malfaiteurs venus purger leur peine, et ne songe pas une seconde qu’ils sont l’image de ce que lui-même deviendra au bout de quelques jours : « J’étais vraiment très surpris, car en fin de compte c’était la première fois de ma vie que je voyais – du moins d’aussi près – de véritables détenus, avec la tenue à rayures, la tête rasée et la casquette ronde des malfaiteurs4. » Les personnages enfantins déchiffrent ce monde opaque à partir de leur propre univers de référence : pour le lecteur qui, lui, interprète correctement ces indices, cela peut provoquer un effet comique (c’est le cas pour le roman calvinien) ou, dans le cas d’Être sans destin, un effet, bien plus glaçant, d’ironie tragique. Mais c’est sur les effets de transformation du réel engendré par ces mauvaises lectures que l’on s’attachera ici : en mésinterprétant le monde, les enfants le transforment, chacun à sa manière.

Pin est sans doute le personnage dont le regard reconfigurant, ou métamorphosant, est le plus explicitement mis en avant. En effet, la particularité du personnage calvinien est de poser un regard infra-idéologique sur une réalité historique qui, à l’époque des faits est déjà traversée par l’opposition entre nazis-fascistes d’un côté et partisans de l’autre mais qui, au moment où Calvino écrit son roman, dans l’immédiat d’après-guerre, fait encore en Italie l’objet de récupérations politiques considérables, que l’écrivain s’attache à mettre dos à dos5. Or dans Le Sentier des Nids d’araignée filtré par le point de vue de Pin, fascistes, nazis et partisans ne sont pas jugés en fonction de leur appartenance à un camp ou à un autre, mais en fonction de la sympathie qu’ils inspirent au jeune garçon, selon des motifs aussi divers que prosaïques. La plume de Calvino se fait ainsi volontiers expressionniste quand il s’agit de décrire les hommes vus par Pin : « autant les Allemands sont rougeauds, massifs, imberbes, autant les fascistes sont noirauds, ossus, avec des faces bleuâtres et des moustaches de rat6». Les partisans l’impressionnent dans la mesure où ils alimentent, par leurs récits, sa conception enfantine et imagée de la violence : « […] Pin admire ces hommes-là plus que tous les autres : ils savent des histoires de camions pleins de corps fracassés et des histoires d’espions qui meurent tout nus dans des tombes creusées à même la terre7». Cette fascination pour la force brute le conduit tout aussi bien à envier les Brigades noires et leurs costumes, bien plus terrifiants que ceux des antifascistes : « Seulement, la Brigade noire a des têtes de mort comme emblèmes, elle, et ça fait beaucoup plus d’effet que les étoiles tricolores8». De la même façon, les actions de la lutte partisane n’ont de valeur aux yeux de Pin que par l’éclat dont elles rayonnent, et non pour l’enjeu politique et historique qu’elles représentent : non seulement il ne comprend pas le danger que constitue l’incendie du baraquement des partisans, qui risque d’indiquer aux ennemis leur positionnement, mais encore il se réjouit du spectacle qu’il contemple de son poste d’observation, sur un monticule. Le regard de Pin a donc un effet de nivellement de la réalité, toute action étant mise sur le même plan par cet enfant qui « vit l’histoire comme un événement naturel et la nature comme histoire, sans distinctions9 : la bataille que livrent les partisans, au chapitre X, l’histoire d’amour entre le chef du détachement des partisans et la femme du cuisinier (jugée d’ailleurs « cent fois plus excitante que la bataille10 » qui se déroule au même moment), les accouplements des fourmis et la lumière étrange des lucioles.

Mais c’est sans doute à travers la référence constante à l’univers enfantin des contes, genre qu’affectionnait tout particulièrement Calvino, que se manifeste le plus nettement le pouvoir transfigurant de la vision enfantine. On peut en effet noter que Le Sentier des nids d’araignée convoque précisément deux figures majeures du conte pour Calvino, celle de l’enfant perdu dans les bois et celle du chevalier qui doit surmonter des obstacles11. La solitude de Pin dans la forêt est évoquée à plusieurs reprises dans le récit : au chapitre IV, lorsque le garçon attend le retour de Loup Rouge et se croit (à juste titre) abandonné ; au chapitre VII, quand le Madré, pour satisfaire la curiosité de Pin, envoie ce dernier dans les bois où disparaissent mystérieusement les prisonniers des partisans ; au dernier chapitre, quand, se retrouvant à nouveau seul dans la forêt après quitté le détachement des partisans et récupéré le pistolet, Pino laisse éclater sa peur dans un sanglot. Il est intéressant de noter que chacune de ces évocations est accompagnée de références au monde merveilleux des contes de fées : la forêt où Pin attend Loup Rouge apparaît comme un lieu magique, inquiétant – « depuis que Loup Rouge n’est plus là, toutes les ombres prennent des formes étranges, tous les bruits ressemblent à des pas qui s’approchent12» – ou qui, au contraire, exauce ses vœux : « Il a faim : c’est la saison où les cerises sont mûres. Voici un cerisier, à l’écart de toute maison : peut-être a-t-il poussé là par enchantement13?».

L’histoire du Petit Poucet est également évoquée en filigrane quand Pin, pour être sûr d’être retrouvé par son compagnon surnommé Loup Rouge, égrène les noyaux de cerises derrière lui. Dans ce chapitre comme dans le dernier du roman, l’apparition du Cousin est de l’ordre de l’enchantement, survenant précisément au moment où Pino se laisse aller au désespoir. Le narrateur souligne le caractère providentiel de l’apparition du Cousin, comparé à un magicien : « C’est bien là un endroit magique, où, chaque fois, se produit un enchantement. Et même le revolver est magique, comme l’est la baguette d’une fée. Et même le Cousin est un grand enchanteur, avec sa mitraillette et son petit bonnet de laine14 ».

Mais Pin n’est pas simplement l’enfant abandonné des fables, il est aussi le chevalier errant qui connaît de multiples aventures : celles qu’il partage avec Loup Rouge, puis avec le Cousin et les partisans, mais aussi et surtout celles qu’il vit seul, lorsqu’il quitte, en fait ou en pensée, le monde humain pour observer la nature qui regorge de plantes et d’animaux proprement fascinants.

Cette revisitation de la Résistance par le détour du conte et du merveilleux – un merveilleux à la fois positif et négatif, enchanteur et terrifiant – n’est pas le trait le moins original du roman calvinien, écrit alors que le néoréalisme s’impose comme le paradigme esthétique dominant en Italie au lendemain de la guerre.

Si le point de vue de Pin métamorphose le monde qui l’entoure, au sens strict du terme (il opère un « changement de forme, de nature ou de structure si importante que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable », pour reprendre la définition du TLF), celui du protagoniste du roman de Kertész relèverait plutôt d’une transformation par « anamorphose ». Celle-ci désigne, dans le vocabulaire des arts graphiques, « une déformation d’images, de telle sorte que ou bien des images bizarres redeviennent normales ou des images normales deviennent bizarres quand elles sont vues à une certaine distance et réfléchies dans un miroir courbe » (TLF). C’est bien en ces termes que l’on peut décrire l’écriture éminemment paradoxale, et qui peut s’avérer dérangeante pour le lecteur, de Kertész dans Être sans destin. Gyuri vit les évènements en quelque sorte de l’extérieur, portant sur le monde un regard à la fois perpétuellement étonné mais que sa raison vient immédiatement réintégrer dans une forme de normalité – quand bien même ce serait une normalité extra-ordinaire, inédite, celle des camps15. De fait, le jeune protagoniste du récit, ne proteste, ne se rebelle, ne s’indigne jamais : il ne croit pas en la violence, ni en l’injustice de son sort, parce que, semble-t-il, il ne la « voit » pas, alors même qu’il la raconte. Il accepte ce qui vient comme quelque chose de « naturel » – le terme « naturellement » scandant ses phrases comme un véritable leit-motiv. En témoigne cette comparaison pour le moins étonnante entre Auschwitz et Buchenwald :

À Buchenwald, il y a aussi un crématoire, naturellement, mais un seul en tout et pour tout, ce n’est pas le but du camp, sa nature, son âme ou sa raison – si j’ose dire –, mais on n’y brûle que ceux qui meurent des conditions normales de la vie du camp, pour ainsi dire. […] Somme toute, je n’ai eu aucun mal à comprendre l’expression des visages d’Auschwitz : je peux le dire, j’ai eu moi-même très rapidement de l’affection pour Buchenwald16.

Ce n’est pas que Gyuri soit fondamentalement passif, voire limité intellectuellement : c’est que l’écrivain a fait le choix de suivre le calvaire du garçon étape par étape, « pas à pas », sans lui prêter par avance des connaissances qu’il n’a pas, sans lui donner la faculté d’imaginer, avant qu’il ne le voie de ses propres yeux, ce qui est, à proprement parler, inimaginable : l’extermination de masse. Se heurtant petit à petit à l’horreur, le garçon l’absorbe graduellement. Cela peut choquer le lecteur, avant qu’il ne comprenne que c’est sans doute l’instinct de survie qui parlait ainsi en l’enfant et, de fait, l’a protégé, comme il le reconnaît lui-même à la fin du roman lorsqu’il rapporte sa conversation avec un journaliste :

J’ai essayé de lui expliquer à quel point c’était différent d’arriver, par exemple, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l’avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu’on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu’alors ni notre tête ni notre coeur ne pourraient le supporter…17

Il convient cependant de souligner que, quel qu’en puisse être le ressort, le regard de Gyuri a pour effet, paradoxal, de montrer l’absurdité des camps alors même qu’il ne cesse de la dissoudre dans un discours normalisant : de ce renversement des valeurs permanent témoigne l’expression, presque oxymorique, « d’affection pour Buchenwald » dans l’extrait cité plus haut. C’est qu’il s’agit en fait pour l’auteur, qui publie son livre en 1975, de rendre à l’événement son pouvoir de sidération, à une époque marquée par ce que Kertész nomme la « culture de l’Holocauste », et qui a pour effet selon lui de banaliser le génocide, en l’enfermant dans des récits, des expressions ou des images stéréotypés18. C’est alors la deuxième acception du terme d’ « anamorphose » qui est convoquée : une déformation d’images, de telle sorte que des images normales (normalisées ou formatées en l’occurrence) deviennent bizarres quand elles sont vues à une certaine distance et réfléchies dans un miroir courbe. Ce miroir courbe, c’est ce qu’incarne l’enfant ici qui, en naturalisant tout, laisse éclater le caractère hors-norme de la Shoah.

Le point de vue de l’enfant, central dans les deux romans étudiés, a ainsi pour effet de de reconfigurer l’expérience historique, dans le sens de la métamorphose pour Calvino, de l’anamorphose pour Kertész. Cependant, on vient de le voir avec l’auteur hongrois, cette transformation a un effet révélateur, voire doublement révélateur : il s’agit d’une part de manifester le caractère tragiquement absurde du monde concentrationnaire, organisé selon des règles strictes, apparemment inviolables, et pourtant purement arbitraires et que rien ne vient légitimer ; il s’agit d’autre part de dénoncer le formatage, ou la standardisation, de la mémoire des camps. C’est donc sur le pouvoir révélateur du regard enfantin, au sens où il permettrait de faire surgir une certaine vérité ou forme de vérité, qu’il convient de s’attarder à présent, pour voir si l’on assiste ici, et si l’on assiste seulement, à la réactivation du topos de l’enfant démystificateur.

Le regard enfantin entre révélation et symbolisation

Le pouvoir d’étrangéisation des enfants, qui remettent en question les évidences, souvent conventionnelles, du monde adulte pour atteindre une vérité cachée est bien connu et il n’est qu’à rappeler à cet égard le célèbre conte d’Andersen consacré aux habits neufs de l’Empereur où seul un enfant a l’audace, ou l’inconscience, de dire que le souverain est nu. De la même manière, mais sur un registre tout autre, Gyuri démystifie les idées préconçues sur la vie dans les camps lorsque, dans le dernier chapitre du livre qui relate son retour à Budapest, dans le monde « normal », il corrige le journaliste venu l’interroger sur son expérience. Le jeune garçon conteste l’emploi, par l’adulte, de l’expression « l’enfer des camps », qui n’est qu’une facilité de langage et qui ne rend pas compte de ce qu’il a vécu : « je dis que je ne pourrais absolument rien en dire, puisque je ne connais pas l’enfer et serais même incapable de l’imaginer19 ». Pour lui, la déportation a été, fondamentalement, une expérience temporelle : l’expérience d’un temps qui ne passe pas, un éternel présent qui, sans qu’on s’en rende compte, vous tue. La dépossession du temps, et du destin, qui donne son titre au livre, est une partie constitutive de l’expérience concentrationnaire, sans éclat mais aussi trop diluée et graduelle pour trouver dans la métaphore flamboyante et figée de l’enfer une expression adéquate20. La vérité sort de la bouche des enfants – et ne saurait se laisser recouvrir par des expressions toutes faites qui font croire à ceux qui les utilisent qu’ils ont tout compris sans avoir rien vécu.

Le regard métamorphosant de Pin, dans le roman de Calvino, possède également un pouvoir de révélation important et qui porte, là encore, sur la manière dont l’expérience historique a pu être vécue, de l’intérieur. La référence au conte évoquée précédemment ne vise pas seulement en effet à traduire le point de vue d’un enfant : elle vaut aussi pour la charge morale que le genre insuffle au récit. Les contes constituent en effet aux yeux de l’écrivain, qui a d’ailleurs publié une anthologie des contes italiens21, un vaste répertoire de trajectoires existentielles possibles :

Les contes sont vrais. Pris dans leur ensemble, dans leur casuistique d’événements humains répétés et toujours variés, ils proposent une explication générale de la vie, explication née en des temps éloignés et conservée jusqu’à nous dans le ressassement des consciences paysannes. Ils sont le catalogue des destins qui peuvent se présenter à l’homme, surtout dans la tranche de vie qui correspond justement à la mise en forme d’un destin : la jeunesse, depuis la naissance, qui déjà porte en soi un bon ou un mauvais présage, jusqu’à l’éloignement de la maison, aux épreuves pour devenir adulte, puis quand on a enfin mûri, pour se confirmer en tant qu’être humain. Tout est dans ce schéma, aussi sommaire soit-il…22

Les contes apparaissent donc comme particulièrement à même d’accueillir cette expérience historique de la Résistance qui, pour Calvino, aura été avant une expérience de vie extraordinaire qui avait amené chacun, à commencer par lui-même, à se poser des questions essentielles sur l’homme et son rapport au monde et à l’histoire, comme il le rapporte dans sa « Présentation » du roman rédigée en 1964 :

Nous avions vécu la guerre, et nous, les plus jeunes – qui avions à peine eu le temps d’être partisans – nous ne sentions pas écrasés par elle, vaincus ou « brûlés », mais vainqueurs, poussés par l’élan de la bataille à peine achevée, dépositaires exclusifs de son héritage. Ce n’était pas pourtant un optimisme facile, ou une euphorie gratuite, au contraire : nous nous sentions dépositaires d’un sens de la vie comme quelque chose qui peut recommencer à zéro23 […].

La Résistance apparaît ainsi comme une expérience existentielle qui, en tant que telle, ne pouvait, pour Calvino, que mobiliser, sous une forme ou une autre, le genre ontologique par excellence qu’est le conte. Le détour par l’enfance, emblématisé ici par le recours au conte, rend ainsi possible l’expression d’une vérité générationnelle, qui menace d’être étouffée par la rhétorique idéologisante dont Calvino cherche à préserver son roman. Mais au-delà de cette vérité collective, le détour par l’enfance semble aussi se justifier par une série d’éléments d’ordre plus personnel. Toujours dans sa « Présentation », Calvino insiste en effet sur le caractère « intimidant » que pouvait avoir, pour un jeune écrivain, le thème de la Résistance :

Je crois que chaque fois que l’on a été témoin ou acteur d’un moment historique, on se sent investi d’une responsabilité particulière. Cette responsabilité finissait par faire paraître à mes yeux ce thème trop important et solennel pour mes forces. Et alors, pour ne pas me laisser intimider par ce thème, je décidai de l’affronter non pas directement, mais de biais. Tout devait être vu par les yeux d’un enfant, dans un milieu de garnements et de vagabonds. J’inventai une histoire qui restait en marge de la guerre partisane, de ses héroïsmes et sacrifices, et qui en même temps en restituait la couleur, le goût âpre, le rythme…24

Plus encore, Calvino semble avoir trouvé dans la figure du jeune Pin, qui n’est à l’aise ni avec les enfants, dont il se démarque, ni avec les adultes, cette « race traîtresse, équivoque25» qu’il ne comprend décidément jamais complètement, une représentation de lui-même, du jeune intellectuel qu’il était, jeté sans préparation dans la lutte partisane :

Le rapport entre le personnage du petit garçon, Pin, et la guerre partisane correspondait symboliquement au rapport que moi je m’étais trouvé à avoir avec celle-ci. L’infériorité de Pino en tant qu’enfant confronté au monde incompréhensible des adultes correspondait à celle que j’éprouvais dans la même situation en tant que bourgeois. Et la désinvolture de Pin, liée à sa tant vantée provenance du monde de la mala vita, qui lui fait se sentir complice et presque supérieur à l’égard de tout hors-la-loi, correspond au mode « intellectuel » d’être à la hauteur de la situation, de ne s’étonner de rien, de se protéger de ses émotions… Ainsi, au moyen de cette clé de transposition – mais ce fut seulement une clé a posteriori, soyons clairs, qui servit ensuite à m’expliquer à moi-même ce que j’avais écrit – l’histoire d’où mon point de vue personnel était banni redevenait mon histoire…26

Calvino explique ainsi avoir trouvé une manière de se réapproprier l’expérience par le détour de l’enfance, et avoir recouru personnage enfantin comme « clé de transposition ». L’expression est intéressante, en ce qu’elle autorise un glissement de la réflexion : il ne s’agit plus seulement de déployer de manière la plus féconde possible les effets provoqués par la présence du protagoniste enfantin (effet de reconfiguration de l’expérience qui est aussi effet de révélation, comme on l’a vu), mais de recourir, sciemment, à la figure enfantine pour exprimer autre chose : l’enfant n’est plus seulement opérateur de métamorphose, mais devient lui-même métaphore.

Mais si Pin enfant représente le jeune intellectuel bourgeois qu’était Calvino, de quoi Gyuri est-il le nom dans le roman de Kertész ? Certainement pas d’Imre. En effet, l’écrivain a à maintes reprises affirmé que le choix de l’enfant dans son roman n’obéit pas une motivation biographique, mais bien à une stratégie d’écriture :

J’ai moi-même été déporté à 14 ans, mais ce n’était pas la question. Je ne voulais pas émouvoir, je voulais exprimer l’être dans la dictature de masse. Sous ce type de régime, nous devenons tous des enfants27.

Kertész veut ainsi montrer comment le régime totalitaire – qu’il s’agisse du régime nazi, dont les camps sont l’expression extrême, ou du régime communiste de János Kadar, en vigueur lorsque Kertész écrit son récit dans les années 1970 – déresponsabilise les individus, au point de les infantiliser. Il exprime cette idée de manière encore plus explicite dans un entretien au Magazine Littéraire en 2013 :

[…] dans Être sans destin, ce qui m’intéressait le plus, c’était le totalitarisme, et c’est ce que j’y ai étudié. Je me suis représenté le totalitarisme sous la figure du père, et c’est pourquoi j’y ai placé au centre un jeune garçon – non pas pour faire pleurer le lecteur –, mais parce qu’à mon avis la dictature totale réduit l’homme au stade de l’enfant, ou plus précisément à un certain mode de pensée infantile28.

Faire d’un enfant l’œil et la voix du récit, c’est donc rendre manifeste un état d’infantilisation généralisée. En ce sens, Gyuri ressemble moins au jeune Imre déporté qu’à l’écrivain qui le crée dans ces années 1960. À bien y réfléchir il est peut-être d’ailleurs moins un enfant qu’un adulte réduit par la terreur, un homme infantilisé par le totalitarisme. Mais recourir à un personnage enfantin constitue également un moyen efficace d’exprimer une telle dénonciation, en ce qu’il la rend plus vraisemblable : comme le souligne l’écrivain, « si c’est un enfant qui parle, c’est plus authentique que si c’était un adulte s’exprimant comme un enfant, ayant été abaissé à penser comme tel29». On peut donc bien parler ici de stratégie d’écriture, au sens où la mobilisation de la figure enfantine a à la fois une valeur symbolique (l’infantilisation généralisée) et un rôle pragmatique (il s’agit de rendre le récit crédible aux yeux du lecteur).

En conclusion, si c’est bien regard enfantin qui informe l’écriture des romans, la transformation engendrée ne se révèle pas être pas du même ordre pour Calvino et Kertész : pour Calvino, il s’agit avant tout d’une métamorphose, d’une transfiguration ; avec Kertész, nous sommes plutôt du côté de l’anamorphose, il s’agit de rendre normal le bizarre, et le normalisé sidérant. Les révélations produites par ce regard reconfigurant portent cependant au-delà, on l’a vu, du topos de l’enfant démystificateur : les réalités profondes du totalitarisme, de l’expérience de la guerre et de la Résistance sont mises au jour par le biais des personnages de Pin et Gyuri. Dès lors, le regard enfantin mis en scène apparaît moins comme l’expression d’un regard de l’enfant (comme naïf ou naïvement sublimé) qu’une stratégie d’écriture pour transmettre l’expérience au lecteur. Les auteurs ont ainsi fait le choix de partir d’un horizon d’attente déterminé – ce que l’on sait, ou croit savoir, de l’enfant, et de l’enfant dans la littérature – pour l’amener à autre chose : une réflexion morale et politique sur des expériences historiques de la Seconde Guerre mondiale.

 

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NOTES

  1. « Ce n’est pas parce que j’étais un enfant que le narrateur en est un », souligne notamment l’auteur dans I. Kertész, Dossier K, traduit du hongrois par Ch. Zaremba et N. Zaremba-Huzsvai, Arles, Actes Sud, 2008, p. 117.[]
  2. L’âge exact du protagoniste n’est pas précisé dans le roman.[]
  3. Le « carruggio » le nom donné aux ruelles des bas quartiers des villes maritimes de Ligurie.[]
  4. I. Kertész, Être sans destin [Sorstalanság, 1975], traduit du hongrois par N. et Ch. Zaremba, Arles, Actes Sud, 1998, p. 109.[]
  5. Il écrit ainsi dans sa « Présentation » du roman dans la réédition italienne de 1964 : « Je dirais que je voulais me battre sur deux fronts, lancer un défi aux détracteurs de la Résistance et en même temps aux ministres du culte d’une Résistance hagiographique et édulcorée » (ma traduction d’I. Calvino, « Presentazione » [1964], dans Il Sentiero dei nidi di ragno, Milano, Mondadori, coll. « Opere di Italo Calvino », 2005, p. XIII). Sur les enjeux politiques du roman calvinien dans le contexte de l’après-guerre, je me permets de renvoyer à S. Servoise, Le roman face à l’histoire. La littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2011.[]
  6. I. Calvino, Le Sentier des nids d’araignée [Il Sentiero dei nidi di ragno, 1947], traduit de l’italien par R. Stragliati, révision M. Fusco, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013, p. 44.[]
  7. Ibid., p. 108.[]
  8. Ibid., p. 60.[]
  9. Ma traduction de Cl. Milanini, L’Utopia discontinua : saggio su Italo Calvino, Milano, Garzanti, coll. « Strumenti di studio » 1990, « Esistenzialismo e neorealismo : Il Sentiero dei nidi di ragno » [p. 13-37], p. 30.»[]
  10. I. Calvino, Le Sentier…, op. cit., p. 177.[]
  11. . Calvino, « La moelle du lion » [1955], dans Défis aux labyrinthes, traduit de l’italien par J.-P. Manganaro et M. Orcel, Paris, Le Seuil, 2003, p. 31 : « Le modèle des fables les plus lointaines : l’enfant abandonné dans le bois ou le chevalier qui doit surmonter des rencontres avec les fauves et les enchantements, reste le schéma irremplaçable de toutes les histoires humaines, reste le dessein des grands romans exemplaires dans lesquels une personnalité morale se réalise en se déplaçant dans une nature ou une société impitoyables ».[]
  12. I. Calvino, Le Sentier…, p. 79.[]
  13. Ibid., p. 80.[]
  14. Ibid., p. 221.[]
  15. Sur ce point, je me permets de renvoyer à S. Servoise, « L’ordinaire des camps : Antelme, Levi, Kertész », Raison Publique, dossier « Retour à la vie ordinaire » (M. Gaille et S. Laugier dir.), n°18, mai 2014, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 45-60, disponible sur https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2014-1-page-47.htm [consulté le 29/06/2023][]
  16. I. Kertész, Être sans destin, op. cit., p. 177.[]
  17. Ibid., p. 342-343[]
  18. I. Kertész, L’Holocauste comme culture, traduit du hongrois par Ch. Zaremba et N. Zaremba-Huzsvai, Arles, Actes Sud, 2009, voir notamment la conférence intitulée « Pérennité des camps ».[]
  19. Ibid., p. 342.[]
  20. C’est ce que souligne l’auteur dans son discours de réception du Prix Nobel, intitulé « Eurêka ! », repris dans L’Holocauste comme culture, op. cit. p. 259 : « […] dans les camps de concentration, mon héros ne vit pas son propre temps, puisqu’il est dépossédé de son temps, de sa langue, de sa personnalité. Il n’a pas de mémoire, il est dans l’instant. Si bien que le pauvre doit dépérir dans le piège morne de la linéarité et ne peut se libérer des détails pénibles. Au lieu d’une succession spectaculaire de grands moments tragiques, il doit vivre le tout, ce qui est pesant et offre peu de variété, comme la vie. »[]
  21. I. Calvino, Fiabe italiane, raccolte dalla tradizione popolare durante gli ultimi cento anni e trascritte in lingua dai vari dialetti da Italo Calvino, Torino, Einaudi, 1956 / Contes populaires italiens, traduit de l’italien par N. Franck, Paris, Denoël, 1980.[]
  22. I. Calvino, Contes populaires italiens, « Préface », op. cit., p. 16-17.[]
  23. Ma traduction d’I. Calvino, Presentazione, op. cit., p. VI.[]
  24. Ibid., p. XI-XII.[]
  25. I. Calvino, Le Sentier…, p. 36. []
  26. Notre traduction d’I. Calvino, Presentazione, op. cit., p. XX.[]
  27. I. Kertész, « Si c’est un enfant… Auschwitz irrationnel ? », propos recueillis par Claire Devarrieux, Libération, 15 janvier 1998.[]
  28. I. Kertész, dans « Mon humour est celui de l’échafaud », propos recueillis et traduits du hongrois par Clara Royer, Le Magazine littéraire, décembre 2013, n°538.[]
  29. I. Kertész, Dossier K, op. cit., p. 117.[]
Sylvie Servoise, ancienne élève de l’ENS-Lyon, agrégée de Lettres modernes et docteure en littérature générale et comparée, est Professeure de littérature française et comparée (XXe et XXIe siècles) à Le Mans-Université (directrice-adjointe du laboratoire de recherches 3L. AM pour le site du Mans). Elle est également cofondatrice des Editions Raison publique et rédactrice en chef de la revue Raison publique. Elle est par ailleurs coordinatrice de la rubrique "Recherche" du magazine Page éducation.
Ses recherches portent sur la notion d’engagement littéraire au XXe et XXIe siècles, sur les rapports entre littérature et politique, écriture de l’histoire, mémoire et fiction dans les littératures française, italienne et américaine. Ses derniers ouvrages : Le Roman face à l’histoire. La Littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle (Rennes, PUR, 2011) ; Politiques du temps : Le Guépard de Lampedusa dans l’histoire (Rennes, PUR, 2018); Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au XXIe siècle (Paris, Hermann, 2022); La Littérature engagée (Paris, Que Sais-je?, 2023). Elle a par ailleurs traduit de l'anglais (Etats-Unis) l'ouvrage de Philip Nord, Après la Déportation. Les batailles de la mémoire dans la France d'après-guerre (Lormont, Le Bord de l'eau, 2022).