Le retour à la vie ordinaire – Introduction

Cet article a été initialement publié en introduction du dossier “Retour à la vie ordinaire” co-dirigé par Sandra Laugier et Marie Gaille.

L’ordinaire changé en perte

L’idée du retour à la vie ordinaire est doublement paradoxale. La vie ordinaire est un objet indéfinissable et étrange, dont on ne prend conscience ou connaissance qu’une fois qu’il est perdu, ou éloigné : les études réunies ici décrivent ainsi différentes situation de perte ou de fuite de l’ordinaire. Ces situations sont de nature très diverses. Elles renvoient parfois à des conditions pathologiques, comme l’indique l’étude de Pascale Molinier et Lise Gaignard, “L’ordinaire tient à un fil”. Cette dimension pathologique elle-même entretient des frontières troubles avec l’état dit de “santé” ou de “normalité” : nous sommes toujours tous, de façon délibérée ou non, au bord de l’extra-ordinaire, de la perte de l’ordinaire. D’autres situations nous inscrivent dans des contextes historiques de rupture : la guerre, l’expérience de la violence, de l’exil, de l’emprisonnement. Les contributions de Sylvie Servoise et de Michel Naepels, “L'”ordinaire” des camps” et “Après toutes ces guerres”, sont des réflexions sur la manière dont l’idée ou le désir d’un retour à l’ordinaire imprime sa marque dans des moments où ce retour paraît tout à fait impossible à imaginer et à réaliser.

Toutes ces situations de rupture incitent à réaliser et représenter ce qui est perdu, comme objet de nostalgie : d’une normalité tenue pour acquise et invisibilisée, jusqu’au moment où elle s’effondre, et où il faut alors la réinstaurer. Elle est, comme dans les stratégies goffmaniennes de réparation, ce qui doit être visé par l’individu et les collectivités. Mais que savons-nous de la signification de la visée d’un retour à l’ordinaire ? Celle-ci s’avère difficile à démêler et complexe, ainsi que le montre la réflexion de Hourya Bentouhami sur la justice, “Qu’est-ce que réparer ? De la justice réparatrice à la réparation du bien commun”. Cette visée doit faire l’objet d’une réflexion critique, car souvent indiscutée, elle s’impose au détriment d’une réelle attention aux parcours individuels, à leurs singularités et aux désirs qui les étayent. C’est ce qu’illustre l’étude de Séverine Mayol sur l’objectif de réinsertion sociale : “L’ordinaire comme commencement du travail sur soi : le cas de la prise en charge des hommes et des femmes sans domicile”. La dimension critique de la réflexion est d’autant plus requise que la visée du retour à la vie ordinaire a parfois une signification politique ambivalente. C’est ce que pointe l’analyse de M. Bessone, “Le territoire national comme ordinaire de la solidarité politique : réflexions à partir du cas des roms migrants en Europe”. 

Dans tous ces cas, le retour à la vie ordinaire n’est pas un retour en arrière, et la rupture a mis en évidence la vulnérabilité de l’ordinaire, le fait qu’il est toujours déjà perdu ou mythologique. Il s’agirait alors de faire retour, pour reprendre une expression de Stanley Cavell (1991), « là où l’on n’a jamais été » – d’où ce qu’il appelle « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire », et de la vie ordinaire comme par définition ce qui est menacé, voire inaccessible1. S’approprier sa vie quotidienne devient alors un travail permanent, et c’est bien ce qu’on entend dans l’idée de ce retour. La contribution de Hélène L’Heuillet éclaire cette dimension  à partir du travail mené dans le cure psychanalytique : “Le sujet de l’inconscient, une exception ordinaire ou l’ordinaire dans la cure psychanalytique”.

Car savons-nous vraiment ce qu’est la vie ordinaire, ce qui nous est ordinaire2 ? N’y a-t-il pas là quelque chose d’à la fois évident et mystérieux ? L’ordinaire n’est pas le sens commun, car il n’a rien d’évident, et nous ne savons pas  ce que c’est. Mais il y a bien un rapport entre l’ordinaire et le commun, le partagé. La vie ordinaire et tout « retour » à elle se fait par le partage d’un langage et de formes de vie.

– C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie3.

La forme de vie humaine, comme le langage humain, est à la fois commune, partagée et quotidienne, structurée par la répétition.

Pour la philosophie, l’idée d’ordinaire est à la fois objet de rejet et de fascination, l’ordinaire est comme l’autre de la philosophie, ce qu’elle veut, dans son arrogance, dépasser, mais aussi ce vers quoi elle aspire, nostalgiquement, à retourner, dans la (dé)négation de notre langage ordinaire et de notre caractère ordinaire, dans la fausse évidence de nos « croyances ordinaire »s ou de nos « formes de vie ». La tâche de la philosophie de l’ordinaire serait nous ramener à nous-mêmes – ramener nos mots, dit Wittgenstein, « de leur usage métaphysique à leur usage quotidien »,  sur terre, ramener la connaissance du monde à l’acceptation du réel, ramener aussi notre fantasme de connaissance ou de proximité d’autrui à la pratique et à la coordination sociale ordinaire  – ce qui n’a rien d’aisé ni d’obvie, et fait de la recherche de l’ordinaire la quête la plus difficile qui soit, même si (précisément parce que) elle est là, à portée de n’importe qui. Des raisons d’être de cet objectif et des difficultés à l’atteindre, témoignent les contributions de Albert Ogien et de Marie Gaille, “Revenir à l’ordinaire – l’exercice de la connaissance en situation d’intervention” et “Le retour à la vie ordinaire : un enjeu épistémologique pour la philosophie morale”.

Le retour à l’ordinaire, ou la philosophie comme sociologie

Une des caractéristiques de la philosophie contemporaine, de Wittgenstein à Austin, Goffman et Foucault, est bien l’attention portée à l’ordinaire – pratiques ordinaires, usages ordinaires de la langue, citoyens ordinaires… L’appel à l’ordinaire, chez les premiers philosophes de l’ordinaire que sont Emerson et Thoreau, se partage avec une aspiration démocratique. Emerson réclame ainsi une attention à la signification de l’ordinaire dans l’invention de l’ordinaire propre à la pensée étasunienne.

Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque; ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie; ni ce qu’est l’art grec, ni la poésie des ménestrels provençaux; j’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds. De quoi voudrions-nous vraiment connaître le sens? De la farine dans le quartant ; du lait dans la casserole; de la balade dans la rue; des nouvelles du bateau; du coup d’œil ; de la forme et de l’allure du corps4.

La question n’est plus de connaître la « raison ultime » des phénomènes de la Nature, mais d’instituer un rapport inédit au quotidien dans ses formes. Le  recours au quotidien a une dimension démocratique, dans sa mise en évidence du commun, et l’esthétique de l’ordinaire rejoint le politique :

L’un de ces signes est le fait que le même mouvement qui a produit l’élévation de ce que l’on appelait la plus basse classe de l’État a pris en littérature un aspect très marqué, et tout aussi heureux. Au lieu du sublime et du beau, c’est le proche, le bas, le commun qui ont été explorés et poétisés. (…) La littérature du pauvre, les sentiments de l’enfant, la philosophie de la rue, le sens du domestique, tels sont les sujets du jour5.

Le pauvre, la rue, le « domestique » : ce sont les nouveaux objets qu’il va falloir penser,  ceux de la vie ordinaire. L’appel à l’ordinaire est alors politique et pratique. Il faut inventer le nouvel homme ordinaire, l’homme de la démocratie. Car la pratique est d’abord une approche de l’ordinaire. En revendiquant l’ordinaire, c’est à une révolution qu’appelle Emerson, à la construction du nouvel humain  ordinaire. (« Voici les matériaux, épars sur le sol »). L’espoir américain devient celui de la construction d’un homme nouveau et d’une nouvelle culture, l’un et l’autre « domestiqués », ce qui est tout le contraire d’esclavagisés : l’humain domestique est celui qui arrivera à accorder son intérieur et son extérieur, sa voix publique et sa voix privée, sans renoncer ni à l’une ni à l’autre. Celui qui parviendra à devenir ordinaire. La construction d’une démocratie américaine devrait être alors l’invention d’un homme ordinaire : the upbuilding of man.

L’étape manquante, on s’en doute, est celle de l’invention de la femme, qui se produit en Amérique avec l’introduction du cinéma parlant et sa mise en scène de la conversationalité ordinaire, c’est-à-dire à la fois de la parole féminine comme revendication égalitaire et de l’univers du domestique, présenté comme égal  ou symétrique de la scène publique, réservée à l’homme. Au-delà de l’exemple du cinéma, on observera que l’attention à l’ordinaire constitue un renversement des hiérarchies et dualismes intellectuels et sociaux qui en fait une élément essentiel des pensées du genre en général et féministes en particulier. L’éthique du care6 est certainement le meilleur exemple du caractère proprement subversif que peut avoir la perception de l’ordinaire, mais aussi les sociologies de l’ordinaire7.

On voit pourquoi il serait illusoire de considérer le recours (le retour) à l’ordinaire comme une solution, et une facilité, c’est plutôt la tâche infinie de la philosophie du langage ordinaire : « ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien8 ».Mais elle ne peut le faire qu’en revenant sur terre, dans la réalité de nos pratiques.

Cette articulation du « langage » à la « pratique », par le moyen de laquelle peuvent être proposées des descriptions pertinentes de ces recours à l’ordinaire, est bien le point de l’articulation de la philosophie au social. L’un des axes problématiques qui porte, en France, la crise et nombre de débats en sociologie, est celui de la possibilité épistémologique et des moyens méthodologiques d’une description des dites « pratiques sociales ». Au croisement des structures et des expériences vécues, la pratique devait permettre de renoncer aux grandes hypostases — la « société », la « classe », la « conscience collective », etc. — et de redonner à l’individu et à son action toute son effectivité. Décrire sociologiquement les pratiques devait permettre de poser les bases d’une sociologie de l’action : pratique devenait le lieu d’un réinvestissement théorique et politique à partir duquel redéfinir les topiques de la sociologie et, plus largement, celles des sciences sociales. Mais là aussi, comme pour l’approche philosophique, il semble que la description des recours à l’ordinaire soit médiate, seconde quand elle est possible, comme si l’« ordinaire » ne pouvait pas être posé en tant qu’objet d’investigation première. Quoi qu’il en soit des difficultés à saisir l’ordinaire en science sociale, celles-ci ne sont pas sans lien avec celles que rencontre la philosophie. La philosophie du langage ordinaire elle-même, qui revendique la nécessaire description – sociologique et ethnographique – de nos « formes de vie » et de nos « pratiques sociales » est le lieu où peut s’accomplir ce passage aux usages « ordinaires ».

Dans le domaine politique, l’« ordinaire » est-il la voie d’un nouvel enracinement concret, réel, de la pensée sociale et politique en prise avec ses objets ? Est-il la nouvelle référence à partir de laquelle justifier de l’objectivité d’un savoir sur les pratiques, les conduites individuelles? Dans quelle mesure la revendication de l’« ordinaire » permet-elle de considérer autrement les problèmes de la démocratie, de la communauté, de l’égalité, etc. ?  L’exploration de l’ordinaire n’est possible qu’à condition de rassembler une diversité d’outils et d’approches, afin de rester au plus près du détail de la vie ordinaire, même si c’est au prix de la perte du caractère transparent de l’ordinaire. On connaît la phrase de Garfinkel : « Pour Kant, l’ordre moral « au dedans de soi » était un mystère insondable; pour les sociologues, l’ordre moral « au dehors de soi » est un mystère technique.

L’ordinaire et le scepticisme

Le retour à la vie ordinaire est un scénario cinématographique inusable : depuis les comédies américaines du remariage dont Cavell a fait un de ses objets privilégiés,  avec les thèmes de la seconde chance et de la répétition qui structurent le retour à la vie ordinaire (un couple se dispute, se sépare, puis se remet ensemble après quelques péripéties), jusqu’au film catastrophe ou film d’horreur qui décrit une sortie brutale de la vie ordinaire (souvent représentée sous l’angle domestique, dans les préambules propres au genre), puis les étapes d’un retour à la normale, même dans une situation reconfigurée. La question de l’ordinaire ne prend tout son sens qu’en réponse au risque de la rupture et du scepticisme, et dans une interrogation même du caractère ordinaire de la vie ordinaire. L’interrogation sur l’ordinaire surgit quand nos mots, ou nos vies, ont perdu leur(s) sens, et qu’il faut apprendre à les retrouver.

S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notre forme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produit d’un accord, et que la vie tout entière repose sur un accord très fragile, d’où la vulnérabilité de l’ordinaire, et la nécessité pour le recouvrer de se réapproprier la parole humaine, la voix ordinaire, une expression juste.

Le recours (le retour) à l’ordinaire n’est pas une solution : il est plutôt reconnaissance de la vérité du scepticisme. L’ordinaire est une illusion, comme le dit une page frappante de Cavell dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable, un titre qui résume l’inaccessibilité de l’ordinaire :

L’appel de Wittgenstein au quotidien trouve dans le quotidien (actuel) une scène d’illusion, de transe, d’artifice (des besoins) aussi constamment qu’avant lui Platon, Rousseau, Marx ou Thoreau. Sa philosophie du quotidien (à venir) propose une pratique qui prend en compte, prend en charge sur elle-même cette scène d’illusion et de perte9.

Notre langage ordinaire (le fait étrange de pouvoir parler ensemble) définit l’ordinaire, et pas l’inverse. Reconnaître le caractère ordinaire du langage, c’est découvrir l’ordinaire dans ses deux dimensions : le rapport au « nous », le commun, et le quotidien, et comprendre qu’il n’y a pas de retour à l’ordinaire sans conversation.

Ainsi on comprend qu’au fond dans l’ordinaire il n’y a rien à retrouver. Cavell dit de Thoreau : «Walden n’a jamais été là, depuis les premiers mots de Walden ».

Dans sa préface à l’ouvrage de Veena Das intitulé  Life and Words, Cavell remarque que l’ordinaire est notre langage ordinaire en tant que nous nous le rendons constamment étranger, reprenant l’image wittgensteinienne du philosophe comme explorateur d’une tribu étrangère : cette tribu, c’est nous en tant qu’étrangers et étranges à nous-mêmes.  Cette intersection du familier et de l’étrange, commune à l’anthropologie, la psychanalyse, la philosophie, est le lieu de l’ordinaire tel que nous essayons de l’approcher dans les contributions réunies ici.

La perspective anthropologique de Wittgenstein est une perplexité devant tout de que les humains peuvent dire et faire –  donc, par moments, rien10.

Aujourd’hui, l’usage du mot d’« ordinaire » est réduit au qualificatif, synonyme de « commun », ou traduction de « folk » : on parlera de croyances, de connaissances, de morale « ordinaires ». Mais l’ordinaire en tant que tel n’est pas exactement le sens commun. Il n’est pas déterminé par un système de croyances, ou un partage de dispositions (rationnelles ou sensibles), il est très précisément ce qu’on ne voit pas, qui nous échappe parce que c’est trop proche.

On pourrait renvoyer aussi à la formulation célèbre de Foucault :

Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui et caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas11.

L’ordinaire n’existe que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui est juste sous nos yeux, et qu’il faut apprendre à voir. Il est toujours objet d’enquête – ce sera le mode d’approche du pragmatisme –et d’interrogation, il n’est jamais donné.

L’ordinaire comme vulnérabilité

On peut revenir sur l’exemple de la philosophie du langage ordinaire, qui mettait l’accent sur l’humain et sa parole comme lieu de vulnérabilité de l’ordinaire. Austin mettait en évidence la vulnérabilité de l’action humaine, définie, sur le modèle du performatif, comme ce qui peut mal tourner ; l’action s’articule sur la parole, définie et régulée par l’échec, le going wrong((J.-L. Austin J. L. (1991) Quand dire, c’est faire, tr. fr. et introduction de G. Lane,postface de F. Recanati, Paris,Le Seuil, 1991 [1962] et Écrits Philosophiques, tr. fr. L. Aubert et A. L. Hacker,Paris, Le Seuil, 1994 [1962]. Voir aussi L. Quéré et A. Ogien, Dynamiques de l’erreur, Paris, Raisons Pratiques, éditions de l’EHESS, 2008.))). Goffman définit de même le caractère ordinaire de l’action humaine par le risque.

Nous définirons l’action analytiquement, et nous nous efforcerons de découvrir et de caractériser les lieux ou on la rencontre. Là ou l’action est présente, il y a presque toujours des chances à courir((E. Goffman, Les rites d’interaction, tr. de A. Kihm, Paris, éditions de Minuit, 1974 [1967], p. 21. Voir aussi, du même auteur, La Mise en scène de la vie quotidienne, I, II,  trad. fr. d’A. Kihm,éditions de Minuit, Paris 1973 [1956, 71]. Voir encoreD. Cefai, L. Perreau, Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris, PUF-CURAPP, 2012.))).

Action signifie (analytiquement) qu’il y a des dommages à encourir pour soi et les autres et qu’on prend des risques (menace à la face, la sienne ou celle des autres), du fait des circonstances de l’action. D’une certaine façon, les conjonctures fortuites, la vulnérabilité de son corps et la nécessité de préserver les convenances se combinent pour faire de l’individu un être toujours exposé.

Il s’agit chez Austin et Goffman de voir l’ensemble de la forme de vie humaine comme vulnérable, définie par une constellation de possibilités d’échecs, de façons que nous avons de les rattraper, de stratégies que nous pouvons avoir pour se faire pardonner ou oublier, aplanir les choses, de faire avaler la condition difficile des êtres d’échec et de rupture que nous sommes. Ainsi Goffman, dans son essai « Calmer le jobard », examine les cas où il faut accompagner quelqu’un dans la souffrance d’un échec social((E. Goffman, « Calmer le jobard. Quelques aspects de l’adaptation à l’échec », in : Le parler frais d’Erving Goffman, Paris, Ed. de Minuit, 1989.))). L’analyse de l’interaction goffmanienne donne toute leur place aux désordres, émoi, embarras, honte, trac dans les rencontres, empiétements, intrusions, offenses, accrocs à la surface des « apparences normales » qui  nous font  éprouver la fragilité de l’ordinaire en tant que – comme le montre Paperman (2006) – ce qui fait ordre et notre vulnérabilité en présence d’autrui((P. Paperman, « Versions sociologiques de l’ordinaire », in Cl. Gautier et S. Laugier (éds.), l’ordinaire et le politique, PUF, Paris, 2006, p. ?.))).

Le souci des excuses et de la réparation due à autrui est bien une constante de la problématisation de l’ordinaire. Le mieux ici est de reprendre les caractérisations d’I. Joseph, qui a magnifiquement décrit après Austin cette fragilité de l’ordinaire :

L’excuse témoigne de nos dispositions morales et de nos compétences à réparer un monde vulnérable et, en même temps, elle confirme que nous sommes au monde comme des êtres de regret et, par-là, que ce monde est un monde de possibles et de liberté((I. Joseph, « La notion d’ordinaire, le regret et l’excuse », in : J.-L. Marie, Ph., Dujardin, R. Balme, La notion d’ordinaire, Logiques politiques, L’Harmattan, Paris, 2002.))).

L’ordinaire se redéfinit dans la description microsociologique  avec des accents sceptiques, par la fragilité dont la compensation dépend de nous : l’ordinaire, c’est le réel en tant que vulnérable et en tant que cette vulnérabilité est entre nos mains ce qui est une autre façon d’indiquer notre dépendance à autrui, et notre responsabilité par rapport au monde((M. Gaille et S. Laugier (coord.), Dossier « Grammaires de la vulnérabilité », Raison Publique, 14, 2011.))).

Quand, par la suite d’un incident, l’engagement spontané est mis en danger, c’est la réalité qui est menacée. Si l’avarie n’est pas détectée, si les participants ne parviennent pas à se réengager comme il convient, l’illusion de réalité se brise, la minutie du système social qu’avait créé la rencontre se désorganise, les participants se sentent déréglés, irréels, anormaux((E. Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 119.)))

L’activité réparatrice est prise dans le contexte de cette vulnérabilité radicale de la normalité, du risque ordinaire de l’irréparable : aussi bien les petites offenses quotidiennes (le mot d’excuse qui ne vient pas, l’absence d’attention, la négligence) que dans la tragédie, qui tisse l’ordinaire de sa menace, ou a catastrophe qui provient plus souvent de petites négligences cumulées que de volontés explicites de nuire. L’existence des excuses, notent Joseph comme Cavell à la suite d’Austin, est la marque ordinaire de cette vulnérabilité essentielle de l’humain, qui ne peut être « prévenue » comme les autres risques :

Que révèle, des actions humaines, le fait que cette constellation des prédicats d’excuse soit constituée pour elles ? Cela révèle, pourrions-nous dire, la vulnérabilité sans fin de l’action humaine, son ouverture à l’indépendance du monde et à la préoccupation de l’esprit((S. Cavell, Un ton pour la philosophie, tr. de E. Domenach et S. Laugier, Paris, Bayard, 2003.))).

L’ordinaire ne tient qu’à un fil, nous rappellent ici  P. Molinier et L. Gaignard.

« L’ordinaire, le régulier, l’attendu, c’est d’abord mon corps, l’évidence la plus évidente et celle de ses performances discrètes, prendre une tasse, descendre un escalier, ramasser ce qui tombe, éplucher les pommes de terre, rentrer dans un pantalon ». Cette évidence discrète peut tourner à la catastrophe ou à la crise : « La moindre panne d’ascenseur ou ne pas connaître le code des toilettes aménagées et l’ordinaire se met en crise, il perd soudainement ses qualités d’évidence muette. ».

N’oublions pas qu’une vie ordinaire, dans sa répétition tranquille et naturalisée, est inaccessible à un grand nombre de vivants, et que les différentes situations de catastrophe ou de grande vulnérabilité apparues ces dernières années, ou prévisibles à moyen terme dans un monde soumis au changement global, nous confrontent, en ce siècle commençant, à des pertes réelles et radicales de l’ordinaire, faisant apparaître crûment la vulnérabilité de notre réalité. D’où la nécessité de problématiser l’ordinaire et de percevoir son « inquiétante étrangeté » avant même d’énoncer les conditions de sa possible réappropriation.

 

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NOTES

  1. S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, tr. fr. S. Laugier-Rabaté, éditions de l’éclat, 1991 [1989]. Voir aussi du même auteur, In Quest of the Ordinary, Chicago University Press, 1989.[]
  2. Les présents propos s’appuient sur une réflexion élaborée au fil de plusieurs années. Voir S. Laugier, Du réel à l’ordinaire, Vrin, Paris, 2003 ; Recommencer la philosophie, Paris, PUF, 1999, réédition 2013, Vrin, Paris ; « Care et perception : l’éthique comme attention au particulier » in : P. Paperman et S. Laugier (éds.), Le souci des autres, éthique et politique du care, « Raisons pratiques », éd. de l’EHESS, Paris, 2e édition 2012 (2005) ; « L’ordinaire transatlantique », L’Homme, 187-188 / 2008 ;  « La vulnérabilité de l’ordinaire », in : D. Cefai, L. Perreau,  Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris, PUF-CURAPP, 2012 ; de la même auteur, avec Cl. Gautier, Normativités du sens commun, Paris, PUF, 2008.[]
  3. L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, tr. de F. Dastur et alii , Gallimard, Paris, 2004 [1953, 1958], § 241.[]
  4. R. W. Emerson, The American Scholar, repris dans Selected Essays, Penguin Classics, 1982, tr. fr. C. Fournier dans Critique, Dossier consacré à La nouvelle Angleterre, Juillet-Août 1992, n° 541-542. Voir aussi du même auteur, Essays, First and Second Series, ed. J. Porte, Vintage Books, The Library of America, New York, 1990.[]
  5. Ibid.[]
  6. (P. Paperman et S. Laugier (éds.), Le souci des autres, éthique et politique du care, « Raisons pratiques », éd. de l’EHESS, Paris, 2e édition 2012 (2005) ; P. Molinier, P. Paperman, S. Laugier, Qu’est-ce que le care ? Payot, Paris, 2009.[]
  7. A. Ogien, Les formes sociales de la pensée – La sociologie après Wittgenstein, Armand Colin, Paris, 2007.[]
  8.  L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, tr. de F. Dastur et alii , Gallimard, Paris, 2004 [1953, 1958], § 116.[]
  9. S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, op. cit., p. 51.[]
  10. S. Cavell, Préface à Veena Das, Life and Words, Violence and the Descent into the Ordinary, University of California Press, 1997.[]
  11. M. Foucault M, « La philosophie analytique de la politique », Dits et écrits,  3, Paris, Gallimard, 1994 [1978], p. 540.[]
Professeure des universités | Site Web

Sandra Laugier est Professeure des universités en philosophie à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris I, ISJPS) où elle travaille entre autres sur la philosophie du langage et de la connaissance, la philosophie américaine et morale contemporaines ainsi que sur les études de genre.