L’Art de l’intime

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L’intime serait-il insaisissable ? Relativement récente – la première apparition du terme dans un dictionnaire, sous forme adjectivale, remonte en effet au début du XVIIe siècle((V. Montémont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008), dans A. Coudreuse et F. Simonet-Tenant (dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 15-38.)) –, la notion s’est chargée au fil des siècles de multiples et diverses acceptions. Alors qu’évoluait la manière de penser et de se rapporter à l’intime, se transformaient aussi ses usages sociaux, ses représentations. Aujourd’hui, sa forte présence dans l’espace médiatique et culturel semble aller de pair avec sa valorisation. L’intime s’expose, se dévoile, et mobilise bien des curiosités et des convoitises, bénéficiant du crédit attribué aux valeurs d’authenticité, de vérité et d’émotion avec lesquelles on tend souvent à le confondre((Ibid., p. 16.)). Par là-même, l’intime serait particulièrement signifiant, dans la mesure où il nous donnerait accès à cette part des êtres qui ne triche pas, loin derrière les masques que la vie sociale peut inciter à revêtir. Sa puissance de révélation sollicite et nourrit cet idéal d’authenticité, si étroitement lié à l’idée romantique d’expression, qui, à la faveur d’un déplacement de l’accent moral de l’extérieur vers l’intérieur de soi, va chercher au cœur de la vie subjective cette voix/voie intérieure à laquelle il s’agirait d’être fidèle. Mais vivre selon ce que l’on est le plus authentiquement requiert aussi que l’on soit reconnu pour ce que l’on est vraiment. L’intime se trouve ainsi pris dans une dynamique impérieuse, propre aux logiques et aux besoins de la reconnaissance. De fait, le terme « extime », utilisé d’abord par Albert Thibaudet puis repris par Michel Tournier comme antonyme d’« intime » pour désigner ce qui est tourné vers le dehors, avant d’être réinvesti par Lacan, renvoie à un intime que le sujet espère trouver, hors de lui, dans le champ de l’autre. Le psychanalyste Serge Tisseron, lui, a plus récemment employé ce terme pour rendre compte de cette intimité exhibée qui serait propre à notre modernité : en dévoilant et mettant en avant une part de son intimité, physique ou psychique, le sujet contemporain attendrait qu’elle soit validée par le regard d’autrui((S. Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2002.)). Portée par la conviction qu’il existe une manière singulière d’être soi, « l’éthique de l’authenticité((Ch. Taylor, Le Malaise de la modernité (1991), trad. Ch. Mélançon, Paris, Éditions du Cerf, 1994, p. 33.)) » contribue ainsi à légitimer cette promotion de l’intime, jusqu’à encourager peut-être la réalisation de ses formes les plus dégradées, voire les plus futiles.

C’est dans ce contexte que se produit un glissement de sens crucial : l’intime n’est plus ce qui est strictement personnel et caché aux autres, ce qui demeure secret – mais ce que, du profond de nous-mêmes((On reconnaîtra là l’étymologie même du terme, « Intimus » étant le superlatif de « Interior » et désignant ainsi ce qu’il a de « plus intérieur ».)), nous considérons comme partageable et que nous souhaitons voir soumis à la (re)connaissance d’autrui.

Comment comprendre un tel glissement et, surtout, que faut-il en penser ? Insaisissable, l’intime pourrait l’être d’abord pour des raisons qui tiennent à ce qu’il est, plutôt que par les confusions liées à la multiplication des acceptions et des usages auxquels il donne lieu. En ce sens, on peut se demander si ce qui s’exprime publiquement sous le sceau de l’intime est précisément de cet ordre : l’intime exposé, conçu et figuré pour l’être, est-il vraiment de l’intime ? Plus précisément, ne pourrait-on pas penser que cet intime dévoilé est d’emblée dévoyé, rabattu qu’il semble être sur des stéréotypes et des modèles culturels dominants qui mettent du même justement là où l’on pensait trouver du différent ? Doit-on dès lors se rallier à ceux qui, déplorant que l’intime, présent partout, ne le serait finalement nulle part, n’y voient plus qu’un nouveau diktat de l’époque, au cœur de stratégies commerciales désireuses d’appâter lecteurs et spectateurs potentiels ? Si la critique est bien connue, encore faut-il en questionner la pertinence : ne peut-on pas plutôt voir dans ses métamorphoses le signe, ou plutôt la confirmation, de la riche plasticité du terme et de sa capacité à s’ajuster à l’évolution des codes sociaux et pratiques culturelles ? Cela signifie alors attribuer à l’intime une valeur de témoin et de cristallisateur des mutations profondes de la société, qui engagent à leur tour des représentations diversifiées de la frontière entre privé et public, intérieur et extérieur, communicable et incommunicable, mais aussi des rapports de l’individu à lui-même et aux autres, de l’identité individuelle et collective.

Procédant de nouveaux usages culturels et sociaux ou nourrissant ceux-ci, le terme d’intime et la notion même d’intimité ont fait l’objet, au cours des dernières décennies, de déplacements et amalgames multiples, dont le sens, s’il est impropre, n’en est pas moins significatif. D’un tel constat, ce dossier tire sa raison d’être et sa ligne directrice. Il ne s’agit du reste pas tant de fixer une réalité qui semblerait menacée ou de rendre à l’intime ses lettres de noblesse, mais de chercher à voir, précisément, ce qui se joue, de nous-mêmes, de notre monde et de sa représentation, dans ces multiples glissements, tensions et revirements.

Le choix qui a été fait d’interroger la notion d’intime par le biais de l’art mérite quelques éclaircissements. Ne serait-ce que parce que, mis côte à côte, « art » et « intime » peuvent sembler contradictoires : parler d’un « art de l’intime », c’est – radicalisant « l’ambition d’un dévoilement au grand jour du plus réel de l’âme ou de l’esprit((L. Jenny, La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002, p. 1. Voir également D. Cohn, La Transparence intérieure (1978), trad.  A. Bony, Paris, Seuil, 1978. ))  » – mettre d’emblée l’intime au cœur d’une logique d’exposition, voire de spectacularisation. Pour qu’il y ait art, il faut qu’il y ait œuvre, et donc objectivation de ce « plus intérieur » par lequel on se définit. En ce sens, ce n’est pas seulement ouvrir l’un au collectif, médiatiser ce qui relèverait davantage d’une appréhension directe, immédiatement accessible à l’intuition d’un sujet, mais encore interroger la nature même de l’intime : qu’est-ce qui fait l’intime ? Est-ce une propriété de l’objet ou la qualité de l’intention qui s’en saisit et les fins qu’elle lui imprime ? Et dans le deuxième cas, quelle intention définit l’intime : celle de cacher ou au contraire de montrer ce que l’on sait devoir tenir caché – mais quoi alors ? Le plus intérieur, ce qui nous est le plus propre, ce qui nous expose le plus?  À la question de l’intention succède inévitablement celle de l’effet : si faire de l’intime la matière d’une œuvre signifie, forcément, le transfigurer, le recréer, ne court-on pas le risque de le dénaturer ? Si la porosité de la frontière entre art et artifice est connue depuis longtemps, et qu’elle a été incontestablement intégrée aux études portant sur les pratiques artistiques de l’intime, définies non seulement comme mise en scène du moi, mais encore comme véritable « invention » du moi – l’écriture intime, par exemple, ne serait pas l’expression du « moi » mais, par un singulier renversement, le lieu où faire advenir le « moi », où devenir soi((Nous renvoyons sur ce point notamment à B. et J.-L. Diaz, « Le siècle de l’intime », dans A. Coudreuse et F. Simonet-Tenant, op. cit., p. 117-146. )) – il n’empêche qu’elle continue à nous interroger : à une époque où les questions de l’identité, à quelque niveau que ce soit, se posent avec acuité, où les nouvelles technologies donnent à chacun la possibilité de vivre une seconde vie virtuelle, la tentation n’est-elle pas encore plus grande d’inventer un intime, voire de multiplier les intimes potentiels, propres à chacun de nos avatars ?

Au-delà du paradoxe fondateur de l’expression « art de l’intime » qui révèle les tensions travaillant la notion même d’intime dès lors qu’il devient matière d’une œuvre, on peut envisager l’intitulé de ce dossier sous un autre aspect. Pratiquer l’art de l’intime, ce serait une manière de vivre et de faire vivre autrement notre expérience quotidienne de l’intime. Ce serait produire quelque chose de singulier qui résiste aux formes usuelles, sinon normées, du sentiment et de l’échange. Dès lors, loin d’être (seulement ?) un espace sur-exposé qui interroge les frontières entre privé et public, une notion qui fait vendre et qui serait devenue, à l’instar du bon sens cartésien, la chose la mieux partagée, l’intime serait précisément ce qui nous arrache à la normalisation d’une quotidienneté formatée, en dévoilant la possibilité d’autres rapports, à soi, aux autres et au monde. Un espace de résistance, en somme, au conformisme qui entend homogénéiser, au nom du mythe de la transparence, l’intimité de chacun. Cultiver l’art de l’intime, ce serait alors garder cette disponibilité à l’égard du dedans, du propre, qui peut ouvrir à l’infinie singularité, non seulement des êtres et des choses, mais des relations que marque une intense proximité((C’est d’ailleurs là le premier sens avéré de l’adjectif « intime », tel qu’il apparaît au XVIIe  siècle : « un sens restreint et uniquement appliqué à un phénomène extérieur au sujet – une relation de confiance, d’amour ou d’amitié » (V. Montémont, art. cit., p. 21). )).

Enfin, évoquer l’art de l’intime, c’est rendre compte, au-delà des productions et pratiques de chacun – textes littéraires, peintures, films, arts plastiques…– d’une culture de l’intime qui inclut également la réception de ces œuvres et en interroger les modalités et enjeux : quelle place occupe l’art de l’intime aujourd’hui et quelles valeurs lui sont attachées ? Quelles formes d’expression sont privilégiées et quels liens entretiennent-elles avec celles du passé qui ont rendu possible le concept même d’un art de l’intime ? Dans quelle mesure les représentations de l’intime expriment-elles l’évolution des notions d’intime et d’intimité et, inversement, comment contribuent-elles à leur reconfiguration ?

Les auteurs des articles du présent dossier approfondissent ces questionnements, les déplacent, apportent des éléments de réponse en fonction des perspectives et des outils d’analyse divers – provenant de la philosophie, des études littéraires, de l’esthétique, des sciences de la communication, de la psychanalyse – qui sont les leurs. Aux textes qui suivent s’ajoutent des articles publiés dans le volume 14 de Raison Publique, sorti en avril 2011, et dont nous rappelons les titres :

  • Vanina Mozziconacci, « Une peinture de l’espace intime ».
  • Sandra Cheilan, « D’un voyage l’autre : du moyen de transport comme lieu de l’introspection et de la fiction de l’intime chez Marcel Proust, Virginia Woolf et Fernando Pessoa ».
  • Gersende Camemen, « Alan Pauls, l’écriture ou l’arène de l’intime ».
  • Arnaud Genon, « Ce que dit l’autofiction : les écrivains et leurs fractures ».
  • Alice Tuerlinckx « Journal personnel : l’intimité destinée/dévoilée ».
  • Anaïs Aupeix, « Reconfiguration de la notion d’intimité : l’exemple du journal intime en ligne ».
  • Nicolas Thély, « La web-intimité ».
  • Ophélie Hernandez, « L’Œil numérique du Cyclope ».
Sylvie Servoise, ancienne élève de l’ENS-Lyon, agrégée de Lettres modernes et docteure en littérature générale et comparée, est Professeure de littérature française et comparée (XXe et XXIe siècles) à Le Mans-Université (directrice-adjointe du laboratoire de recherches 3L. AM pour le site du Mans). Elle est également cofondatrice des Editions Raison publique et rédactrice en chef de la revue Raison publique. Elle est par ailleurs coordinatrice de la rubrique "Recherche" du magazine Page éducation.
Ses recherches portent sur la notion d’engagement littéraire au XXe et XXIe siècles, sur les rapports entre littérature et politique, écriture de l’histoire, mémoire et fiction dans les littératures française, italienne et américaine. Ses derniers ouvrages : Le Roman face à l’histoire. La Littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle (Rennes, PUR, 2011) ; Politiques du temps : Le Guépard de Lampedusa dans l’histoire (Rennes, PUR, 2018); Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au XXIe siècle (Paris, Hermann, 2022); La Littérature engagée (Paris, Que Sais-je?, 2023). Elle a par ailleurs traduit de l'anglais (Etats-Unis) l'ouvrage de Philip Nord, Après la Déportation. Les batailles de la mémoire dans la France d'après-guerre (Lormont, Le Bord de l'eau, 2022).