Entretien avec Antonio Tabucchi

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Sylvie Servoise : Petites équivoques sans importance[1], l’un de vos premiers textes, aborde un thème récurrent et fondamental de votre œuvre : les « malentendus, incertitudes, compréhensions tardives […] erreurs stupides et irrémédiables » qui jalonnent notre existence et l’orientent parfois de façon déterminante. Pouvez-vous expliquer la nature de cette « attraction irrésistible » que vous dites éprouver, dans la Note liminaire, à l’égard des « choses décalées » ?

Antonio Tabucchi : Je souhaiterais avant tout souligner l’importance que revêt à mes yeux la nouvelle traduction de Bernard Comment qui restitue au public français mon texte dans son intégrité lexicale et musicale. C’est comme si un livre nouveau était publié, et je m’en réjouis, d’autant plus qu’il traite un thème très important pour moi. La nouvelle traduction du titre, qui reprend le terme italien d’ « equivoci » (« équivoques ») contrairement à l’édition précédente (Petits malentendus sans importance) correspond mieux à ma façon de voir les choses. Il y a une différence, disons, ontologique entre le malentendu et l’équivoque : si le malentendu peut toujours être éclairci, l’équivoque en revanche implique une perception erronée de la réalité, de la vérité. On pourrait le comparer, d’un point de vue visuel, au trompe-l’œil.

Naturellement, le titre est tout à fait ironique : les équivoques que vivent mes personnages ne sont pas sans importance, au contraire ils sont sans remède, sans solution. On trouve, je pense, dans ces récits la représentation métaphorique d’une chaîne existentielle à travers laquelle une petite erreur initiale de notre perception de la réalité nous amène à la catastrophe. J’ai dit que j’éprouvais une attraction pour les choses décalées, ce qui ne signifie pas que je sois obligé de les vivre. En tant qu’écrivain, je les observe dans la vie qui nous entoure, j’essaie de rentrer dans les fissures de la réalité pour examiner comment l’histoire, et pas seulement l’histoire personnelle, la grande Histoire aussi, est déterminée par des « petites équivoques sans importance » aux conséquences parfois désastreuses.

De fait, Tristano meurt[2] montre bien comment l’équivoque est inscrite au cœur même de l’histoire : l’histoire qui se fait, avec le personnage de Tristano, héros malgré lui, et l’histoire qui se transmet. Vous dénoncez comme une fâcheuse équivoque la vision idéalisée de la Résistance qui prédomine dans l’Italie d’aujourd’hui.

L’héroïsme que Tristano revendique n’est pas simplement un héroïsme militaire. Or l’héroïsme des armes occupe aujourd’hui en Italie, pays qui participe à l’occupation militaire de l’Irak, le devant de la scène. Sous l’effet des médias et des institutions on assiste au retour, dans l’imagerie populaire, du vieux concept belliqueux, rhétorique et fascisant, de l’héroïsme qui atteint son apogée dans le beau geste final. Mais la philosophie morale, et je pense notamment à Jankélévitch, nous apprend qu’il existe un autre héroïsme, mental, qui est tout simplement le courage de vivre. L’héroïsme, loin de se réduire au beau geste final, correspond alors à la somme des actions que nous avons accomplies, à la façon dont nous avons vécu notre vie, et pas à la façon dont nous mourrons. Tristano, un soldat italien envoyé par Mussolini pour occuper la Grèce avec les Allemands, devient héros par hasard, lorsqu’il effectue un choix dicté par son éthique : celui de tuer un soldat nazi qui vient d’assassiner sous ses yeux un enfant et une vieille femme à Athènes. L’action de Tristano, du point de vue militaire, est une trahison : il a tué un allié. Mais d’un point de vue éthique, la trahison à sa patrie est le résultat de l’obéissance de Tristano à un impératif supérieur, plus substantiel, qui lui vient de son âme même.

Pourquoi avoir choisi cet épisode un peu oublié de l’histoire italienne, l’occupation de la Grèce par les soldats de Mussolini ?

Les Italiens ont voulu laisser de côté beaucoup d’épisodes de leur histoire. Récemment, de jeunes historiens ont retrouvé des documents absolument terrifiants concernant les exactions des Italiens en Abyssinie, en Lybie et en Éthiopie. Tout cela a été effacé par la politique et les institutions de notre pays durant l’après-guerre. On a crée le mythe du bon soldat italien, qui n’aurait rien à eu à voir avec le soldat nazi. Je ressens l’invasion de la Grèce comme une chose particulièrement grave et honteuse. En agressant ce pays, l’Italie a transgressé un tabou, commis un péché irrémédiable : elle a voulu, culturellement parlant, tuer sa mère. La culture italienne, la latinité dans son ensemble, ne pourraient exister sans la Grèce. L’occupation de la Grèce est doublement honteuse, sur le plan humain et sur le plan culturel. Elle symbolise dans mon roman l’indicible italien, la zone d’ombre que mon pays a voulu oublier.

Cela signifie-t-il que, pour vous, une des fonctions de la littérature consiste à démystifier les discours mensongers sur l’histoire et qu’il y aurait comme une responsabilité éthique de la littérature ?

La littérature, parfois, peut fonctionner comme remède à ce que l’histoire officielle évite. Je ne dis pas qu’elle corrige l’histoire, mais qu’elle peut effectuer une espèce de réparation morale. Il existe une interaction toujours fonctionnante entre la littérature et les documents historiques. L’École des Annales, en France, nous a appris à considérer la littérature comme un document essentiel pour approcher la vérité historique. Écrire l’histoire, ce n’est pas seulement faire œuvre d’historiographe, c’est aussi chercher à comprendre, d’un point de vue philosophique et moral, le sens de l’histoire. Ou plus exactement, son « insensité », le fait qu’elle soit le plus souvent insensée, ce qui est déjà un progrès. Car nous savons bien aujourd’hui que le concept hégélien d’une histoire linéaire, orientée vers le progrès, était erroné et que nous ne pouvons plus faire confiance à l’histoire. Sans doute est-il plus juste de considérer l’histoire comme une personne au sens propre, une créature double, capricieuse, pleine de pièges. La littérature, dans cette perspective, peut apporter une contribution intéressante à la réflexion sur l’histoire.

La notion de « témoignage » semble étroitement liée à cette fonction réparatrice que vous attribuez à la littérature. Le sous-titre de Pereira prétend[3] était « Un témoignage » et vous mettez en épigraphe de Tristano meurt la célèbre citation de Paul Celan : « Qui témoigne pour le témoin ? ». Quels rapports entretiennent selon vous témoignage et littérature ?

Je crois que le problème de la transmission d’une information, et donc du témoignage, est un problème fondamental. Toute transmission culturelle se fonde sur le pacte implicite entre celui qui recueille le témoignage et le témoin. La civilisation chrétienne, par exemple, repose sur la confiance accordée aux Évangiles, c’est-à-dire aux témoins de la vie du Christ. Sans ce crédit, la civilisation chrétienne n’existe pas. Le témoignage étant par essence pluriel, la culture avance en faisant des choix, en privilégiant certains témoignages sur d’autres : la civilisation chrétienne a ainsi décidé de ne retenir que quatre points de vue, celui des Évangélistes, et d’écarter tous les autres. Le fait du témoignage ne repose donc pas sur la véracité de ce que transmet le témoin mais sur le choix qu’a opéré la postérité en faveur d’un témoin plutôt que d’un autre. Pour moi, le témoin est une sorte d’objet mystérieux, qui accompagne la culture humaine, et que je n’arrive à me représenter que sous une forme métaphorique et visuelle. Quand je pense au témoin, il me vient à l’esprit un tableau de Marcel Duchamp représentant un paquet mystérieux entouré d’un ruban et qui s’intitule Le mystère d’Isidore Ducasse. Je pense aussi à ce fameux tableau du peintre américain Hooper, qui représente, vu du dehors, de nuit, un bar, illuminé par un néon. Le barman est occupé au comptoir, tandis qu’une femme, blonde, très belle, parle avec un homme. Manifestement, ils se disent quelque chose de très intime et de mystérieux, que le barman ne peut comprendre car il est trop loin. Plus proche du couple, mais de dos, on aperçoit la silhouette d’un homme, portant un chapeau de feutre : c’est lui qui entend l’échange mystérieux entre l’homme et la femme. Mais de cet homme, on ne connaît rien. Le titre originel du tableau est Le Faucon de la nuit. Ce faucon de la nuit, pour moi, est le témoin.

Figure du passé, Tristano est aussi un témoin très critique de l’Italie contemporaine. Comment expliquer son cynisme, cette ironie acerbe que l’on ne retrouve pas vraiment dans vos autres livres ?

Tristano est un homme de son âge qui a risqué sa vie pour la démocratie. Il n’a pas participé à la Résistance marxiste, communiste, il n’a pas lutté pour instaurer une société sans classes mais la démocratie libérale. Or son regard sur la démocratie libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui en Europe est dépourvu d’illusions, tant celle-ci est différente de celle à laquelle il aspirait. Pour lui, la démocratie n’est donc pas un système parfait, mais perfectible : il faut la surveiller, la modifier, l’améliorer toujours. Son amertume, si vous voulez, est constructive et positive, puisqu’elle lutte contre une démocratie figée qui serait bien capable, sans cette remise en question permanente, de nous pousser à commettre les mêmes erreurs que les systèmes totalitaires.

Comment a été reçue en Italie cette critique de la société actuelle ?

Un accueil extrêmement négatif m’a été fait par un journal d’extrême-droite Il Foglio, qui appartient à la femme de Berlusconi et qui est dirigé par Giuliano Ferrarra, actuellement collaborateur de Berlusconi. Après la sortie de mon livre, ce journal a inauguré une rubrique qui m’était consacrée, « Il Tabucco » : pendant treize jours, j’ai été l’objet d’agressions personnelles. C’était la première fois qu’un livre, ou plutôt un auteur, occupait treize jours consécutifs une rubrique dans un journal italien. Je ne vous citerai qu’une phrase, pour donner une idée de la teneur intellectuelle des propos : « Ce livre fait chier mais heureusement il y a une grosse mouche ». Heureusement, certains journaux échappent encore à l’empire berslusconien et mon roman a fait l’objet de critiques dignes de ce nom dans Il Corriere della sera, L’Unità , Il Manifesto, etc.

Cela me fait penser qu’il y a dix ans, vous donniez à Bernard Comment, qui vous demandait s’il existait en Italie un débat autour de la figure intellectuelle, une réponse assez désabusée : l’époque des Vittorini et Pasolini était révolue, l’intellectuel n’intéressait plus personne[4]. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Au cours des dix dernières années, tout a été mis en œuvre pour effacer encore plus la figure de l’intellectuel en Italie. La culture dominante diffusée par la télévision, les médias, le pouvoir berlusconien a presque fait du mot « intellectuel » une injure. Qualifier quelqu’un d’intellectuel aujourd’hui en Italie, c’est l’insulter. C’est dire de lui qu’il est un parasite, qui ne sert à rien, qui ne produit rien et qui est même dangereux, dans une société qui privilégie l’argent, la consommation, le bien-être matériel, une société dominée par une idéologie qui véhicule une forme particulièrement vulgaire et grossière d’un certain néolibéralisme.

Revenons un instant à Tristano meurt. La relation que Tristano entretient avec l’écrivain venu à son chevet pour écouter le récit de sa vie est pour le moins ambiguë : tout se passe comme si, malgré sa méfiance de à l’égard de l’écriture qui, par définition, fige le flux de la vie par des mots définitifs, Tristano ressentait le besoin irrépressible de donner une forme, ou une formulation, à son passé.

Il se pourrait bien qu’après tout l’écrivain n’existe pas, qu’il ne soit qu’un fantôme, un fantasme de Tristano. C’est Tristano qui nous dit qu’il y a un écrivain à ses côtés et à qui il s’adresse, mais nous n’en sommes pas sûrs. C’est la voix du personnage qui crée l’écrivain. Ce dernier ne répond pas à Tristano, n’intervient jamais dans le récit, il n’est qu’une oreille. En ce sens, il est le témoin parfait, l’évangéliste qui a pour devoir d’écrire et de se taire. Le livre met en scène un passage au et du témoin assez ambigu : la voix de Tristano est recueillie par un écrivain hypothétique qui à son tour a trouvé le moyen de transmettre sa version personnelle des propos du personnage à quelqu’un qui s’appelle Antonio Tabucchi et qui met son nom sur la couverture du livre. C’est en quelque sorte une métaphore de la littérature.

Cela veut dire que l’écrivain reçoit de l’extérieur ce qu’il écrit ?

Oui, en le passant au filtre de son intériorité. Tout vient de l’extérieur : je ne suis pas platonicien, mais aristotélicien, et je ne crois pas aux idées innées. Les idées se forment grâce à notre perception phénoménologique du monde. Celle-ci est filtrée par notre intériorité et restituée au monde avec l’écriture.

Est-ce que la prédilection que vous manifestez pour l’oralité dans beaucoup de vos livres est à comprendre dans la perspective de ce dialogue permanent avec le monde ?

En effet, je m’intéresse beaucoup, avec une attention presque maniaque, au problème de la voix et de l’oralité. Je crois qu’il existe un conflit très grand entre la voix, qui est un phénomène essentiellement biologique, qui possède une vie propre, et l’écriture, qui relève plutôt du minéral. On aborde ici une discussion très ancienne sur le status de la voix humaine : celle-ci est créatrice, dans la mesure où elle produit des ondes sonores qui vivent dans l’espace, mais ce qui la fixe est minéral, mort en quelque sorte. Pourtant, sans l’écriture, sans cette forme moins vitale mais fondamentale pour la recueillir, la voix ne pourrait exister. L’une a besoin de l’autre, et vice-versa. Elles constituent les deux faces d’une même médaille.

Il me semble que l’on touche ici à un autre thème important de votre œuvre, celui de la réversibilité : on ne saurait dire si l’écriture est l’envers de la voix, ou son endroit.

Je pense que la question de l’endroit et de l’envers constitue le problème fondamental, ontologique, de la vie humaine. La vie est-elle le contraire de la mort ou la mort est-elle le contraire de la vie ? Vous ne pouvez penser l’une sans l’autre. C’est cette complémentarité basique de certains principes qui forment notre existence.

La vérité elle-même ne paraît pas à l’abri de la réversibilité. Dans La Gastrite de Platon, vous dites que « pour arriver à la vérité, il faut toujours renverser l’opinion d’une opinion ».

Il arrive en effet parfois que le contraire du contraire, c’est le juste. Cette méthode d’approche de la vérité relève de la philosophie logique et de nombreux penseurs, Wittengstein entre autres, ont réfléchi à cette vérité qui nous parvient par le renversement de l’envers. Mais cela signifie aussi que l’on croit en l’existence d’une vérité. Or je pense, et l’on en revient à la question soulevée par Tristano, que la vérité est plurielle : c’est peut-être le mensonge qui est unique. Nous sommes, comme disait Einstein, des observateurs inertiels.

De fait, vos personnages n’atteignent jamais la vérité qu’ils cherchent. Le récit intitulé Le Fil de l’horizon[5] est emblématique, ne serait-ce que par son titre, de l’impossibilité de cette quête.

Vous savez, je crains beaucoup ceux qui imposent, ou ont tenté d’imposer, la vérité, que ce soit au cours de l’histoire ou dans la littérature et la culture. Ils sont à l’origine de tragédies et de désastres que nous connaissons tous. Je laisse « leur » vérité aux théologues, aux idéologues, aux hommes politiques et je préfère, pour la littérature, le doute.

En effet, dans Le Fil de l’horizon, la quête de la vérité impossible est racontée dans une forme qui est elle-même fuyante, tout se passant comme si vous faisiez explicitement appel à la structure du roman policier pour mieux la subvertir.

Oui, on pourrait dire que Le Fil de l’horizon est un faux polar. Comme on dit en Italie, « la maionese impazzisce » (la machine s’emballe). J’aime beaucoup la construction narrative du roman policier. J’ai du reste beaucoup fréquenté la littérature policière et j’apprécie le rapport actif qu’elle entretient avec le lecteur en invitant celui-ci à participer à la recherche. Je me suis donc inspiré du genre policier, mais je voulais aussi montrer que la logique rationnelle ne pouvait, à elle seule, résoudre le problème. D’un point de vue disons idéologique, ma position tendait à représenter « l’erreur de Descartes », comme a écrit le grand neurologue Damasio, qui consiste à croire que le cerveau peut arriver à quelque chose en faisant appel uniquement au lobe rationnel. Or c’est en faisant travailler ensemble les deux lobes du cerveau que l’homme parvient à un résultat, il ne peut en être autrement. La référence à Spinoza, explicitée par une note qui développe les liens entre le philosophe et le personnage, « Spino » s’inscrit dans cette perspective : pour Spinoza, l’éthique était une forme de connaissance. Une phrase de Wittgenstein me vient à l’esprit pour exprimer l’insuffisance de la logique face au mystère du monde. Il s’agit d’une phrase écrite par un Wittgenstein déjà âgé et que l’on a retrouvé dans les notes qu’il consacrait à la préparation de ses cours à Cambridge. Le philosophe réfléchit sur sa logique implacable, impitoyable, qu’il imagine comme une surface gelée et où il se voit comme dans un miroir. Il dit alors ceci : « Je glisse, donnez-moi une surface rugueuse ». Je trouve cette phrase très belle, très significative des excès de la logique.

Malgré tout, le fait d’écrire des romans témoigne d’une certaine confiance dans les pouvoirs du récit à dire quelque chose : raconter, ou se raconter, comme le fait Tristano, n’est-ce pas une façon de chercher un sens ?

Toute narration est une description du monde, une représentation extérieure et intérieure du monde. D’une certaine façon, la description participe de la connaissance. On connaît mieux une chose lorsqu’on la décrit. Cela ne signifie pas qu’elle constitue un moyen d’accéder à la vérité, mais qu’elle représente une petite, voire parfois une grande, contribution à la connaissance. C’est comme, disons, une carte géographique : elle est tout à fait symbolique, dans la mesure où les frontières, les mesures et les signes que ne correspondent pas à la réalité. Mais elle est une formulation, une description de cette réalité. L’ambition, le désir de Tristano n’est pas de raconter sa vie, de faire son autobiographie. Il sait parfaitement que la vie ne se raconte pas, qu’on la vit et puis c’est tout. Mais il cherche à en comprendre le sens. Peut-être que sa manière de raconter sa vie est une façon d’en percer le sens.

Vos personnages sont souvent des êtres qui vivent dans les marges, extrêmement disponibles. Cela relève-t-il de votre prédilection pour le doute ?

Dans la construction de l’histoire et la transmission de la culture, la pensée dominante voudrait que tout se passe grâce au personnage central. Je pense au contraire qu’une grande contribution a toujours été donnée par la périphérie. Pour paraphraser l’auteur japonais Tanisaki, je serais plutôt porté à faire « l’éloge de la pénombre ». Piazza d’Italia, mon premier roman[6], était une sorte de contre-histoire de l’histoire officielle de mon pays. En Italie, on attribue aujourd’hui encore beaucoup de vertus au grand chef. Je dirais que mon pays a une espèce de vice capital, ancré dans l’imaginaire collectif, qui est le besoin d’une figure paternelle. C’est-à-dire le besoin de déléguer à un Père le soin de résoudre les problèmes mais aussi de penser aux autres. Moi, je préfère à la figure du chef suprême une figure fraternelle.

En lisant vos livres, j’ai souvent été frappée par l’importance que vous accordez à ce que mangent et boivent vos personnages. À quoi cela correspond-il ?

À un premier degré, cela correspond à mon intérêt personnel pour la cuisine. Je suis très curieux, j’aime découvrir de nouveaux plats, et à l’occasion je cuisine moi-même. Rien de meilleur pour combattre « le mal du dimanche » que de préparer un bon petit plat en écoutant la radio. Mais cette attention à la nourriture dans mes livres renvoie aussi à mon intérêt pour l’anthropologie. Les anthropologues et les ethnologues ont toujours accordé une attention particulière à ce que mangent et à la façon de manger des populations. C’est un fondement de la culture humaine et vous avez donné lieu en France au livre le plus extraordinaire qui ait été écrit sur la question, Le Cru et le cuit de Lévi-Strauss. D’un point de vue symbolique, la nourriture a une signification très profonde par le lien qui l’unit, dans quasiment toutes les populations du monde, à la mort. Pour maintenir un dialogue avec le mort, les Grecs, les Étrusques, les Égyptiens lui donnaient de la nourriture. Aujourd’hui encore, pour montrer que la vie continue, qu’elle s’affirme face à la mort, on mange après des funérailles. Quand j’ai écrit Requiem[7], où je m’applique à décrire ce que mangent les personnages et où une note vient même donner la composition des plats évoqués, je ne me suis pas formulé de façon consciente ce lien qui unit, pourtant de façon évidente, la mort et la nourriture, symbole de vie. Et pourtant, après réflexion, il m’a semblé logique qu’un roman comme Requiem, qui raconte, même si c’est dans une forme, je crois, légère, une histoire de fantômes et de morts, accorde tant de place à la nourriture.

De fait, on sent chez vous le refus de verser dans toute forme de pathos et de tragique. Comme vous le dites dans la Note liminaire, vous préférez l’harmonica à l’orgue.

Je n’aime pas les choses trop solennelles, et je ne pense pas du tout qu’il faille mettre la littérature sur un piédestal. La littérature fait partie de notre vie quotidienne. Si nous pouvons vivre notre vie, à des degrés d’intensité et de profondeur, variables, c’est grâce à une malle dans laquelle nous voyageons et qui s’appelle le corps. Nous devons rendre justice à cette malle qui nous transporte. En tant qu’écrivain, je privilégie l’esprit, bien sûr. Mais l’esprit, c’est comme l’âme vous savez, parfois il est présent, parfois non. Mais le corps, lui, est toujours là. Sans être matérialiste, je crois qu’il faut savoir apprécier et défendre la matérialité qui nous permet d’être des hommes, et pas des bêtes.

Il est à ce titre significatif que Pereira, dans Pereira prétend, évoque la question de l’âme précisément avec le médecin qui lui impose un régime.

Pereira fréquente un docteur qui appartient à l’école des médecins-philosophes, comme on l’appelait en France, une école à laquelle j’attribue une importance très profonde et que la philosophie contemporaine est, je crois, en train de redécouvrir. Un philosophe italien dont je suis très ami, Remo Bodei, a écrit récemment des choses très intéressantes sur l’école des médecins-philosophes qui a été effacée par la grandeur de la pensée psychanalytique, mais qui est très importante car elle représente une des rares tentatives menées en Occident pour conjuguer l’âme et le corps à la manière de la culture asiatique. C’est pour moi un motif de réflexion important.

Beaucoup de lecteurs français s’étonnent du fait que vous ayez écrit un de vos livres, Requiem, en portugais. À quoi cela tient-il ?

La nouvelle publication de Requiem chez Gallimard s’est enrichie d’une postface, intitulée « Un univers dans une syllabe », où je tente de répondre à cette interrogation. Il s’agit d’une réflexion que j’avais en partie menée en français, dans le cadre d’un article pour la Nouvelle Revue française il y a quelques années, une sorte de vagabondage autour d’une question que je n’ai pas encore résolue moi-même. Le fait d’écrire dans une autre langue est une chose assez mystérieuse, tout à fait personnelle et assez difficile à comprendre, même pour moi.

Vous êtes l’un des auteurs italiens les plus connus et les plus appréciés en France. Quelles relations entretenez-vous personnellement avec la France ?

J’ai découvert la France bien avant le Portugal. Elle a été pour moi un lieu d’initiation : je suis arrivé à Paris en 1964, juste après mon bac, sans avoir d’idées bien précises sur les études que j’allais mener à l’université. Je me suis inscrit en philosophie à la Sorbonne et la France a été pour moi comme un horizon qui m’ouvrait le monde. Il faut dire que l’Italie de l’époque était encore un pays très fermé et très provincial. J’ai découvert à Paris certaines littératures qu’on ne trouvait pas en Italie, faute de traduction, notamment la littérature d’Afrique ou d’Extrême-Orient. Je me suis aussi ouvert au cinéma des années 1930 et 1940, ainsi qu’à l’avant-garde française de l’époque. J’ai finalement compris que la philosophie n’était pas faite pour moi, ou du moins que je n’étais pas fait pour elle, et que les sciences humaines, la littérature m’attiraient davantage. Alors même que je rentrais de Paris en Italie pour m’inscrire tà l’université de lettres, j’ai trouvé une plaquette, traduite en français, écrite par un auteur que je ne connaissais pas, issu d’un pays qui m’était totalement étranger, et dont je ne maîtrisais absolument pas la langue : Le Bureau de tabac, de Fernando Pessoa. J’ai ainsi découvert un auteur que j’ai commencé à étudier dès mon retour en Italie, dont j’ai appris la langue et qui finalement m’a fait devenir Portugais d’adoption. Mais avant, j’avais adopté la France et elle aussi, en retour, d’une certaine façon, m’avait adoptée. Pour moi, la France est un pays d’importance capitale, dont je continue à fréquenter la culture.


Notes

  1. A. Tabucchi, Petites équivoques sans importance [1985], nouvelle traduction de B. Comment, Paris, Gallimard, « Folio », 2006 [1ère traduction sous le titre Petits malentendus sans importance, Paris, Christian Bourgois, 1987]. Des extraits de cet entretien ont été publiés dans Page des libraires, numéro 104, juin-juillet 2006, sous le titre « Rencontre : Antonio Tabucchi », p. 3-6.
  2. A. Tabucchi, Tristano meurt [2004], trad. de l’italien par B. Comment, Paris, Gallimard, 2004.
  3. A. Tabucchi, Pereira prétend [1995], trad. de l’italien par B. Comment, Paris, Christian Bourgois, 10/18, « Domaine étranger », 1995.
  4. A. Tabucchi, « En attendant Ubu : conversation à Lisbonne », dans La Gastrite de Platon, trad. de l’italien B. Comment, Paris, Mille et une nuits, 1997, p. 45-54.
  5. A. Tabucchi, Le Fil de l’horizon [1992], nouvelle trad. de l’italien par B. Comment, Paris, Gallimard, « Folio », 2006.
  6. A. Tabucchi, Piazza d’Italia [1975], trad. de l’italien par L. Chapuis, Paris, Christian Bourgois, 10/18, « Domaine étranger », 1994.
  7. A. Tabucchi, Requiem [1992], trad. du portugais par I. Pereira et l’auteur, Paris, Gallimard, « Folio », 2006.
Sylvie Servoise, ancienne élève de l’ENS-Lyon, agrégée de Lettres modernes et docteure en littérature générale et comparée, est Professeure de littérature française et comparée (XXe et XXIe siècles) à Le Mans-Université (directrice-adjointe du laboratoire de recherches 3L. AM pour le site du Mans). Elle est également cofondatrice des Editions Raison publique et rédactrice en chef de la revue Raison publique. Elle est par ailleurs coordinatrice de la rubrique "Recherche" du magazine Page éducation.
Ses recherches portent sur la notion d’engagement littéraire au XXe et XXIe siècles, sur les rapports entre littérature et politique, écriture de l’histoire, mémoire et fiction dans les littératures française, italienne et américaine. Ses derniers ouvrages : Le Roman face à l’histoire. La Littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle (Rennes, PUR, 2011) ; Politiques du temps : Le Guépard de Lampedusa dans l’histoire (Rennes, PUR, 2018); Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au XXIe siècle (Paris, Hermann, 2022); La Littérature engagée (Paris, Que Sais-je?, 2023). Elle a par ailleurs traduit de l'anglais (Etats-Unis) l'ouvrage de Philip Nord, Après la Déportation. Les batailles de la mémoire dans la France d'après-guerre (Lormont, Le Bord de l'eau, 2022).