Le gentil récit littéraire et le grand méchant storytelling : anatomie d’un conte contemporain

Si la littérature n’apparaît pas dans la liste des outils de propagande du « nouvel ordre narratif » décrit par Christian Salmon dans Storytelling (à la différence du cinéma, des jeux vidéo, des séries télévisées et des médias), c’est d’abord parce qu’on lui prête couramment une capacité privilégiée à démonter les rouages des récits dominants : la littérature, par nature, serait un outil de résistance aux discours « médiocratiques ». Examinant comment cette équation entre littérature et résistance est devenue un lieu commun de la critique contemporaine, cet article essaye de montrer que le contre-récit engagé définit peut-être aujourd’hui un certain horizon d’attente de l’idée de littérature davantage qu’il ne le subvertit : l’écrivain qui écrit au nom des sans-voix, qui s’attache aux victimes de l’histoire ou qui démonte les discours néolibéraux fait exactement ce qu’on attend de lui. Marginalisée par l’essor d’autres arts du récit, la littérature tire ce qui lui reste de son pouvoir, bien faible au demeurant, de la croyance en sa vocation à être l’irremplaçable et unique outil de la critique des récits qui nous gouvernent.

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Littérature et « brand storytelling ». Le récit publicitaire dans le roman ultra-contemporain

L’auteur interroge la relation – non d’opposition mais d’échange – entre un certain type de littérature de masse et le “storytelling”. Au sein de ce qu’on nomme la paralittérature, il identifie le nouveau roman sentimental comme le meilleur exemple de ces nouveaux types de récit qui importent certaines techniques de communication publicitaire. Symétriquement, le “brand storytelling” constitue un modèle de publicité narrative qui intègre, à son tour, certaines caractéristiques du roman de consommation. A travers l’exemple de quelques auteurs italiens (Moccia, Volo) et français (Lévy, Musso) le propos vise à mettre au jour certaines constantes structurelles et formelles représentatives de cette rencontre entre la nouvelle paralittérature et le “brand storytelling”.

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Poésie et propagande dans la France occupée : de la vérité des métaphores à la poétique des noms propres

La littérature participe de l’activité cognitive qui produit la vision du monde d’une époque. Dans une conjoncture de « rupture » à grande échelle des cadres de l’expérience (E. Goffman), comme celle que produit en France la défaite de 1940 et l’occupation allemande, la littérature prend une part active à la guerre idéologique entourant l’interprétation de l’événement. Prenant l’exemple de la poésie (afin de mieux insister sur la dimension formelle de la littérature, qui est ce qui la distingue des autres formes d’écriture), l’article montre comment la résistance politique au storytelling de la défaite (comme expiation des péchés républicains appelant une « rédemption » vichyste) s’est exprimée en suivant deux phases, sensibles notamment chez Aragon : à la « contrebande littéraire » (où le message politique passe sous le couvert de la symbolisation — allusion, métaphore, allégorie) succède le témoignage d’une poésie passée à la clandestinité et qui nomme — re-présente — les martyrs du combat pour la Libération nationale, préparant ainsi les cadres de perception collective qui régiront l’épuration.

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« Et pourtant ». Hugo, Kafka : le bond hors du mythe

Le storytelling est considéré, dans ce texte, comme une forme particulière de mythe (tel que le définissent notamment J.-F. Lyotard ou J.-L. Nancy) : il présente un récit complet et homogène, raconte l’insertion de l’homme dans le monde et demande adhésion et identification. À ce mythe, à la forme de récit qu’il promeut et déploie, on oppose deux gestes, radicalement différents, d’écrivains : celui de Hugo (dans Les Misérables) et celui de Kafka (dans quelques nouvelles). Il s’agit d’étudier la manière dont les textes de Hugo et Kafka, dont les procédures singulières sont ici analysées, leur lecture ici et maintenant, nous permettent d’échapper à l’emprise du storytelling, en dessinant un autre espace, que nous appelons le Tiers lieu littéraire. Notre texte se propose d’articuler les différents aspects du bond hors du mythe auquel nous sommes conviés. Nos deux auteurs brisent, disjoignent, déplacent ou débordent ce que les récits mythiques assemblent et développent (1. « Défaire le mythe ») ; refusant le mythe comme son envers critique (la suspension du récit, le désenchantement critique), ils proposent, dans l’interstice, une forme différente de fiction, qui reconfigure les identités, les temporalités, et présente d’autres modes de significations : à l’univocité du storytelling mythique est opposée la pluralité d’un récit en réseaux (2. « Le tiers-lieu littéraire ») ; leur « voix », leur énonciation, rend sensible à la possibilité d’une signifiance à « rebrousse-poil », à l’écart des lois du monde : le récit convie le lecteur à une rencontre avec un point hors du tout, noyau irréductible de sens, et donne à éprouver l’infini d’une résistance. Telle est, peut-être, sa dimension et sa tâche « prophétiques » (3. « Une écriture prophétique ? »)

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« Ce discours s’autodétruira dans quelques secondes » – exposition, contre-narration et montage documentaire

Après avoir marqué les productions avant-gardistes du siècle dernier, l’appropriation documentaire, qui consiste à exposer en contexte littéraire des énoncés ordinaires, semble s’imposer à nouveau dans le paysage poétique français et américain depuis le milieu des années 1990. À l’opposé des rouages huilés du storytelling dont elle joue à faire dérailler la rhétorique stéréotypée, elle produit des œuvres pensées comme des installations textuelles destinées à court-circuiter certains discours dominants. Cet article propose d’analyser une telle technique d’écriture en tant qu’elle produit des dispositifs de contre-narration et d’interroger sa résurgence dans les productions contemporaines. Il fait l’hypothèse que les variations du cut-up de W. Burroughs aux inventaires de J.-H. Michot et aux montages de F. Smith, du détournement de G. Debord aux recontextualisations proposées par les conceptual writers américains, donnent à penser une évolution dans le rapport critique que la littérature entretient aux discours dans lesquels elle puise.

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Surréalisme contre storytelling

L’histoire littéraire n’est pas seulement une histoire des vainqueurs mais aussi celle des expériences oubliées. Cette contribution veut montrer que nombre d’arguments avancés dans le débat du storytelling, spécialement avec Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche d’Yves Citton (2010), négligent la leçon du surréalisme. L’abandon des grands récits faisait partie du combat de l’avant-garde théorique contre l’avant-garde littéraire. Il serait utile pour nos débats actuels de prendre davantage en compte les expériences des avant-gardes qui se déroulèrent il y a un siècle.

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Récits d’Ellis Island : Georges Perec face au « storytelling de la mémoire »

Récits d’Ellis Island, film documentaire de Georges Perec, est consacré à l’île où ont longtemps débarqué les candidats à l’immigration aux USA, aujourd’hui transformée en « Musée de la mémoire ». Réhabilité par le travail muséographique, le site devient porteur d’un discours officiel engageant une certaine conception de l’Histoire et de la mémoire collective. Perec oppose à ce « storytelling » muséographique une critique qui porte autant sur la forme du récit que sur le rapport à la mémoire qu’il implique ; loin de proposer une « contre-narration », il fait le choix de la description contre le récit, de l’affirmation d’un regard subjectif posé dans l’ici et maintenant contre le récit atemporel et anonymisé des guides officiels.

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Telling storytelling : la métafiction moderne et postmoderne, négation et/ou affirmation du récit ?

L’histoire récente du roman français est souvent résumée par l’idée d’un « retour du récit » après ce qui est considéré comme son rejet par le Nouveau Roman. Cet article avance que cette vision dialectique de l’histoire littéraire repose sur une confusion entre les différents usages du terme « récit » et qu’elle a trait à la logique du « storytelling ». L’analyse détaillée du discours critique dans un essai récent intitulé The Narrative Turn in Fiction and Theory : The Crisis and Return of Storytelling from Robbe-Grillet to Tournier (2014) (Le tournant narratif dans la littérature et dans la théorie : la crise et le retour du récit de Robbe-Grillet à Tournier) de Hanna Meretoja, permet de détecter les mécanismes de cette logique. Malgré toute la sophistication de l’argument, l’absence de définition des concepts fondamentaux et des glissements latents dans leurs usages contribuent à la construction d’une figure d’ennemi contre laquelle la théorie se positionne au nom d’une éthique. Or ce binarisme est justement une stratégie de base du storytelling, qui vient ainsi discréditer la critique. En conclusion nous proposons quelques manières d’éviter la tentation de la logique du storytelling, qui menace éventuellement tout discours critique, particulièrement lorsqu’il est engagé.

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Contre-histoires kafkaïennes. Le point de vue du coupable dans Disgrace de J.M. Coetzee, The Human Stain de Ph. Roth et Mon cœur à l’étroit de M. NDiaye

Trois romans parus entre 1999 et 2007 empruntent à Kafka et spécialement au Procès un personnage identifié comme coupable, jugé et condamné pour une faute qu’il ne reconnaît pas. Dans les trois cas, c’est le point de vue de cet individu coupable qui structure le récit. Or, il ne comprend pas ce qu’on lui reproche, comme dans Le Procès où Josef K. est arrêté sans avoir « rien fait de mal ». De sorte qu’on est amené à s’interroger sur la nature de sa culpabilité et à suspecter l’accusation elle-même : l’incrimination n’en dit-elle pas plus sur l’accusateur que sur l’inculpé ? N’en apprend-on pas plus sur la société qui juge que sur celui qu’elle juge ? En fait, devant cette accusation dont la légitimité paraît problématique, le point de vue du coupable ne nous offre-t-il pas la possibilité d’écrire une histoire qui contredise le storytelling national, à savoir une contre-histoire ?

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Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem : le récit fictionnel magico-réaliste comme contre-récit historique chez Maryse Condé

Dans l’autobiographie fictionnelle Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, Maryse Condé met en place une esthétique magico-réaliste pour faire du récit de l’esclave noire de la Barbade condamnée pour sorcellerie à Salem un contre-récit historique : le point de vue et le discours spécifiques de la sorcière permettent d’une part de résister au discours historique occidental dominant et d’en combler les lacunes, et d’autre part, de proposer, dans une perspective postcoloniale nuancée, une représentation approfondie de l’identité des esclaves noirs, dont est rétabli le rôle essentiel à la fois dans la construction de l’identité culturelle américaine, et dans l’histoire de l’île de la Barbade.

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